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[A l'origine, Matthieu et Georges sont nés dans un coin
de ma tête pour illustrer une croûte (voir
ICI, faut descendre un peu, on est juste
en dessous de Patrice Maltaverne). Et puis, va savoir pourquoi,
les deux gars ont pris leurs aises. Impossible de les déloger de mes
pensées... Au début, je les prenais un peu pour des rigolos. Mais ils se
sont mis à me raconter des trucs. Tout doucement, j'apprends à les
connaître. Je crois que je commence même à les aimer. Surtout
Matthieu. Mais faut pas lui dire, sinon, il ne voudra plus rien me dire
de ses secrets !]
Putain de piscine
"Tout ça c’est à cause de la piscine, il me dit Georges. Putain de
piscine ! Avant, j’avais du pognon, tu sais. J’ai pas toujours été
clodo. J’ai pas toujours pué des pieds. Avant j’avais une grosse
baraque. J’avais une femme superbe. Et puis un fils. J’avais du bonheur
plein les chaussettes et j’étais même pas foutu de m’en rendre compte…
Il faisait tellement chaud cet été-là. Tu te souviens ? Putain de
piscine ! Moi, je me disais que ce serait une bonne idée. Pouvoir piquer
une tête le soir à la fraîche. Un beau carré bleu dans le jardin. Avec
une margelle en pierre claire. Mais je pouvais pas deviner, hein !
Comment j’aurais pu prévoir que le gosse allait se noyer ? Elle a dit
que c’était de ma faute, que j’étais jamais là, que j’aurais dû lui
apprendre à nager, que c’était mon rôle de père.
C’est elle qui l’a trouvé. Ma femme. Elle m’a appelé au bureau.
Complètement paniquée. Faut que tu rentres, vite, tout de suite ! Oh mon
dieu c’est pas possible ! Il ne bouge plus. Qu’est-ce qu’on va faire ?
Rentre vite ! J’arrive pas à le sortir de l’eau ! Elle hurlait. Sueur
froide. Je voulais pas comprendre. J’avais compris. J’ai conduit comme
un taré. Beaucoup trop vite.
Quand je suis arrivé, il flottait, immobile. Dérivant doucement, comme
une bouée oubliée. Personne n’est capable de supporter un truc pareil,
mec. Tu vois ton môme dans l’eau, bras écartés, face vers le fond, et
tout ce que tu penses c’est « il est en train de compter les
secondes, il essaye de battre le record d’apnée ». Et tu persistes à
penser ça aussi fort que possible parce que tu veux pas comprendre qu’il
est mort. Tu te dis qu’il va relever la tête, secouer ses cheveux et se
marrer. Tu l’engueuleras un peu quand même, parce que faut pas déconner,
il a fait peur à sa mère. Mais les minutes passent. Il bouge toujours
pas. Et ma femme qui balançait ses poings contre mon dos. Contre ma
gueule. Qui m’insultait. Je sentais rien. J’entendais rien. Tout se
passait au ralenti.
J’ai appelé les pompiers.
Ils ont tenté de le ranimé, mais c'était trop tard. Ils l'ont emmené. On
les a suivi. Il y a eu des papiers à signer, je crois. Je ne sais plus.
Et puis on s’est retrouvé tous seuls. Comme deux assassins. Comme deux victimes.
Comme deux cons-ennemis-étrangers-va-savoir. Incapables de se regarder.
Incapables de se parler. Et puis une nuit, ça faisait quelques semaines,
trois, quatres, je ne sais plus, ma femme est venue se glisser contre
moi dans le lit. Tu dors, elle a demandé ? Non, j’ai fait. Alors on a
parlé un peu de tout ça. Elle était très calme. Elle m’a dit qu’elle
était désolée de m’avoir balancé toutes ces méchancetés. Que c’était pas
à moi qu’elle en voulait, mais à elle. Qu’elle avait pas été foutue de
le surveiller correctement. Qu’elle pourrait pas vivre avec ça. Je l’ai
consolée comme j’ai pu. On s’en remettra, je lui ai dit. Faudra du
temps, mais on s’en remettra. Et peut-être bien que j’y croyais, sur le
moment.
Elle s’est flinguée deux jours plus tard.
Et moi, tu vois, je sais même pas si j’aurais un jour les couilles d’en
faire autant… "
Putain de piscine, je lui dis en hochant la tête.
Et je lui passe la bouteille avant qu’il se remette à chialer.
On aurait dit qu'elle s’appelait Jennyfer
Elle est vachement jolie ! il me dit.
Elle est vachement gentille, j’ajoute.
Elle fait pas de manière quand elle arrive le matin. Elle passe devant
nous. Un sourire. Bonjour, vous allez bien ? Alors évidemment, dans la
lumière douce de ses yeux-qui-ne-nous-fuient-pas, on se sent comme du
café sur un réchaud : frémissant. On va bien. Oui, on va même très bien
!
Elle bosse dans la boutique, juste à côté. Chez Jennyfer. On n’a jamais
osé lui demander son prénom, alors on fait comme si elle s’appelait
Jennyfer. Et parfois on se dit, tiens, on l’a pas vu passer ce matin, la
petite Jennyfer ! Quel jour on est ? On ne sait plus trop. On se dit que
ce doit être son jour de repos, certainement. Mais non, putain, c’est
dimanche, regarde, tout est fermé ! C’est pas facile de suivre les
articulations de la semaine quand on n'a pas de calendrier accroché au
mur. Quand on n'a pas de mur où accrocher un calendrier. Le problème est
réversible. À l’infini.
Parfois on se dit, merde, ça fait quatre jours qu’on l’a pas vue la
petite Jennyfer. Et on se demande si elle est malade, si elle a
déménagé, si elle reviendra jamais. C’est pas qu’elle soit si petite, la
petite Jennyfer. Pas que ce soit une gamine, non plus. Elle doit avoir
dans la trentaine et son sourire qui fait des plis de vrai sourire au
coin de ses yeux. C’est beau… On dit petite de manière affectueuse. On
l’aime beaucoup la petite Jennyfer.
Je crois même que j’en suis amoureux, me dit Georges. Amoureux ? Comment
ça amoureux ? je lui demande. Tu veux pas que je te fasse un dessin,
quand même ! il me sort. T’es qu’un vieux dégueulasse, non de dieu !
Pas du tout, il rétorque. C’est juste de la tendresse. Comme l’envie de
la prendre dans mes bras, de la cajoler. Peut-être bien de la bécoter un
peu, mais faudrait que j’brosse mes dents d’abord.
Vieux dégueulasse !
Elle a une jolie petite bouche, un peu comme une fleur qu’aurait pas
fini de s’épanouir. J’imagine un instant la douceur de ses lèvres.
Bordel ! La douceur de ses lèvres humides sur ma gueule qui pue. Qui
gratte. Qui pique. La barbe, que je rase quand je peux. Les croûtes en
dessous. Je pense à ses lèvres tout en essayant de ne surtout pas y
penser.
Et puis je pense à l’amour. Ça fait longtemps que je n’y ai plus songé.
Comme si c’était un droit social. Vous n’avez plus de carte vitale
monsieur ? Alors vous n’avez plus le droit d’aimer. Ni d’être aimé. Eh,
je m’en branle de l’amour ! Parfois je me dis que ça n’existe même pas,
l’amour. Ce serait un peu comme un plagiat d’émotion. Un truc auquel on
joue pour légitimer le désir. Rendre tout ça moins bestial. Moins brute.
Forniquer, ça fait désordre ! Alors on enrobe, on dit, je t’aime chérie,
faisons l’amour. Oh, oui ! Faisons des enfants. Achetons une maison à
crédit. Construisons notre vie ensemble. Foutaises ! On ne construit
rien. On traverse la vie, on dépose nos déchets, on crache nos aigreurs,
on cherche à laisser notre trace, notre crasse. On traîne nos carcasses.
On dit je t’aime chérie, faisons l’amour, mais en vérité, on pense juste
au sexe. Assouvir un désir animal. L’instinct de survie de l’espèce.
C’est ancré en nous. Malgré nous. Nous sommes en lutte permanente contre
nos instincts primaires. Nous ne sommes pas des animaux bordel !
Génétique mon cul, maintenant l’homme n’a même plus besoin de baiser
pour procréer. Tu verras Georges, bientôt l’amour sera définitivement
mort ! Quelques molécules dissoutes au fond d’une éprouvette !
Arrête de raconter des conneries, il me dit. T’as le sang qui te monte
au front. T’es tout énervé. C’est pas le moment, la petite Jennyfer ne
va pas tarder ! Aller, respire, souris ! C’est pas le moment de
t’énerver.
C’est pas le moment.
C’est pas le moment de flancher.
C'est pas le moment d'y penser.
L’amour, a disparu depuis longtemps. Il est mort dans une piscine. Et
dans une boîte de Mogadon. Mort, j’te dis !
Juste une odeur de frite, de parfum et de sueur
On sera bien là, tu verras ! avait dit Georges.
Et sûrement qu’on est bien. Y’a le soleil qui tombe en grappe à travers
les feuilles du grand platane. La pierre chaude sous nos culs. Le mur
creusé, moulé, soyeux, comme un dossier de trône.
On est aux premières loges, qu’il dit.
Mais putain, George, le spectacle est à chier !
Attends, qu’il me fait. Reste encore un peu, tu regretteras pas !
Alors je reste. Je regarde.
Des gens. Des gens. Beaucoup trop de gens. Ça me file le tournis. Le
ballet des jambes qui tricotent le vent et la poussière. Les semelles
qui claquent claquent claquent. Talons hauts, talons plats, bottes,
tennis, mocassins, escarpins, espadrilles, ballerines. Une infinie
variété de chaussures. Et des corps plantés dedans. Ça s’entrecroise, ça
se bouscule. Ça chahute les sacs en plastique, les sacs en papier. Les
sacs à main qui cognent contre les hanches des femmes. Les mains des
hommes qui brûlent d’effleurer clandestinement un cul de femme.
N’importe quel cul, pourvu qu’il soit moulé, pourvu qu’il soit doux,
pourvu qu’il soit inconnu. Les culs qui gauche-droitent frénétiquement,
comme un bataillon de canards affolés. Des gens. Des gens comme s’il en
pleuvait. Comme s’il en poussait dans les fissures du goudron. Des
jeunes, des vieux. Qui vont et viennent. Entrent et sortent. Toujours
plus de sacs pendus au bout de leurs bras. Le bruit des sacs froissés.
Le bruit des gens qui piétinent, soupirent, téléphonent, toussent,
râlent, rient, s’extasient, s’insultent.
Regarde, me dit Georges. Et il relève mon menton, d’un coup d’index,
vers un ciel de visages. Une nuée de visages suspendus aux nuages. Des
visages maquillés, fripés, grimaçant, fatigués, luisants, enflés,
barbus, écorchés. Abominablement laids. Tous. Je ne sais pas trop si
c’est moi ou un poison dans mon ventre, ma vue qui s’est troublée. Une
hallucination. Peut-être bien que les gens ont toujours été aussi laids.
Il y a là-dedans quelque chose de troublant. Ecoeurant, fascinant. Ces
sourcils qui se froncent, nez mal torchés, doigts dans les nez,
moustaches balayettes, mentons fuyants, lèvres rouges éléphantesques.
Des bouches qui mangent, parlent, fument, crachent, lèchent, baillent.
Des regards qui ne regardent rien ni personnes. Les yeux comme des
petites caméras reliées à un programme binaire destiné à éviter
l’impact. Une gamine trébuche sur mes pieds. Sa mère l’attrape par les
épaules et la remet debout, comme un petit jouet mécanique. Il n’y a pas
eu un seul regard. Pas un seul mot. Juste une odeur de frite, de parfum
et de sueur. C’était donc bien humain.
Alors ? Qu’est-ce que t’en penses ? demande Georges.
Une foutue diarrhée de gens dans la rue ! je lui fais. Quel enfer !
C’est les soldes, qu’il me dit.
Et je me rappelle. Oui, évidemment ! Bordel, moi aussi, avant je faisais
le clown dans ce grand cirque. J’étais un de ces types tellement laids
avec des sacs accrochés au bout des bras. Ca me revient, comme un rot
douloureux. Acide. Cette fringale avide de possession. Cette rage de
dénicher la bonne affaire-mon-cul. Comme un besoin de remplir les
placards pour oublier le vide des vies.
Y’a le soleil qui tombe en grappe à travers les feuilles du grand
platane. La pierre chaude sous nos culs. Le mur creusé, moulé, soyeux,
comme un dossier de trône.
T’as raison Georges, qu’est-ce qu’on est bien !
Leurs petites vérités individuelles
Ils me font marrer avec leurs questions, les gens… Et puis cette manière
d’étaler leurs petites vérités individuelles comme si c’était une
pommade universelle !
Tu te souviens, dit Georges, la nana qui s’est pointée l’autre jour,
avec son joli petit porte-monnaie brodé de perles. Celle qui voulait me
faire promettre de pas acheter d’alcool avec son argent. Et sa ferraille
qu’elle faisait tinter sous mon nez. On aurait dit une mère de famille
distribuant l’argent de poche en échange d’un peu d’obéissance. J’ai
passé l’âge de jouer à ça, nom de dieu !
Votre patron, il pose des conditions à la manière dont vous dépensez
votre salaire, je lui ai demandé ? Ça n’a rien à voir, elle a fait, avec
son petit air de vous-ne-m’aurez-pas-à-ce-jeu-là. Excusez-moi, mais
c’est parfaitement la même chose, j’ai rétorqué ! Et elle a soupiré.
Pourquoi donc avez-vous cette sale manie, vous autres, de vous
saouler au lieu de dépenser intelligemment le peu d’argent qui vous
tombe dans la main ? Voilà ce qu’elle m’a balancé, en regardant au loin,
comme si la réponse s’enfuyait au bout de la rue.
Vous autres…
Et qu’est-ce qu’elle entendait par vous autres, hein ?
Ils me font chier ceux qui trient les gens comme si c’était du linge
sale ! Chacun dans son panier. Le blanc, la couleur. Et nous, on est
quoi ? Les torchons crottés ?
C’est pas qu’on aime particulièrement se bourrer la gueule, ma petite
dame, je lui ai envoyé. Mais le pinard, ça nourrit, ça désaltère, ça
réchauffe et ça soulage la pensée. Tout ça pour soixante centimes la
bouteille. Alors rapport qualité-prix, on n’a encore rien trouvé de
mieux pour subsister. Nous autres…
Le gars dans l’hélico
Y a un hélico qui bourdonne comme un insecte géant. Sûrement qu’il
vient de décoller du toit de l’hosto, juste à côté. Le bruit des hélices
qui découpe le dimanche en tranches. Souvent on s’installe au parc le
dimanche Georges et moi. Pour regarder les gens, les fleurs, les chiens.
Le ciel qu’accouche d’un beau printemps. Les mômes qui poussent comme
des champignons. Et là-haut l’hélico s’éloigne en faisant un boucan du
diable.
Je pense au type dedans. Le pilote. Accroché au manche, à zieuter les
aiguilles sur les cadrans et la ligne d’horizon. Avec ses sunglasses.
Son air sérieux, professionnel, alors que, tu vois, c’est plutôt un de
ces dimanches à faire griller des saucisses au bord de la rivière.
Pauvre gars… Je me demande ce qu’il transporte. Peut-être bien des
organes dans une glacière. Ou peut-être bien quelqu’un sur le point de
crever. Quelqu’un que des médecins vont tenter de rafistoler pour pas
que la vie lui fuit par tous les trous.
C’est drôle la vie. La mort un peu moins. Je veux dire, ça surprend
personne la mort. Tout le monde aura droit à sa part. Mais pas la vie,
tu vois !? Quand je pense au type en train de crever, à ceux qui
l’aiment, en train de chialer, au pilote, aux médecins avec tout cet
espoir qu’on leur pose sur leurs épaules, je me dis putain, c’est
vraiment pas simple parfois. Et pour le coup, je suis bien content
qu’elle soit ce qu’elle est, ma vie. Pleine de rien. Avec personne pour
s’en soucier.
Le jour où il m’arrivera de crever, je veux pas qu’il y en ait un seul
pour pleurer. Georges y me dit qu’il chialera, lui. Mais ça compte pas.
Je suis sure qu’il crèvera avant moi. J’ai pas envie de rendre des gens
malheureux. Je préfère rester invisible. Je veux dire, les gens peuvent
me voir dans la rue. Mais je ne compte pas. Je fais juste partie du
décor. C’est un peu comme si j’existais pas vraiment. Elle est là la
vraie liberté, tu vois !? Bon, je dis pas que de temps en temps j’aurais
pas envie de faire griller des saucisses au bord de la rivière…
Mais c’est dimanche. On est au parc. Pas un nuage à l’horizon. Et
personne pour me demander de piloter un putain d’hélico !
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