Marlène TISSOT est venue au monde inopinément. A
cherché un bon bout de temps avant de découvrir qu'il n'y avait pas de mode d'emploi.
Sait dorénavant que c'est normal si elle n'y comprend rien à rien. Raconte des histoires depuis qu'elle a dix-ans-et-demi et
capture des images depuis qu'elle a eu de quoi s'acheter un appareil. Ne croit en rien, surtout pas en elle, mais
sait mettre un pied devant l'autre et se brosser les dents. Ecrira un jour l'odyssée du joueur de loto sur
fond de crise monétaire (en trois mille vers) mais préfère pour l'instant se consacrer à des
sujets un peu moins osés.
Parfois Jo se demande s’il est devenu trop vieux pour qu’une femme
tombe amoureuse de lui. Quand il regarde, son visage dans le
miroir, la nappe usée sur la table de la cuisine, le creux au
milieu du grand lit, il sent bien qu’il finira sa vie tout
seul. Il essaye juste de ne pas y penser trop souvent.
[Extraitde : La vie d'un chapeau après la mort de son
maître]
Peter pan pan pan t’es mort
et c’est bien fait pour ta gueule
fallait pas chercher
à m’empêcher de grandir
papa dit que t’es qu’un
sale petit con
que les fées n’existent pas
et que c’est pas avec des rêves
qu’on peut s’acheter
une bagnole ou une maison
papa il a toujours raison je suppose [Extrait de Western Coquillettes]
J’ai un soleil rouge
qui se lève dans ma poitrine
et c’est peut-être
un nouveau jour qui pointe
ou bien la musique et
l’alcool qui brûle mes peurs en dedans
à moins que ce ne soit qu’une fleur
de bonheur sauvage
qui pousse dans mon blé noir
avec sa jolie gueule de coquelicot
Après que l’homme soit parti, j’ai demandé à maman : lui aussi tu
l’aimes ? Elle a souri à ma question. À mon air inquiet, peut-être.
L’amour, c’est pas comme un gâteau, elle m’a dit. On ne distribue pas
des morceaux de son coeur. Il ne reste pas que des miettes comme à la
fin du goûter. L’amour est inépuisable et, quand on aime une nouvelle
personne, il y en a toujours autant dans le cœur pour les autres
personnes.
Elle disait ça tellement bien maman. Mais je me demandais quand même si
pour le corps, c’était pareil que pour le cœur. Est-ce qu’à force
d’enlacer et d’embrasser ces hommes maman aurait toujours sa bouche pour
me chanter les mots qui rassurent ? Est-ce qu’elle aurait toujours ses
bras pour me consoler ?
Billy aime Hanna
il sait pas trop ce que ça veut dire
être amoureux
il copie les mimiques et les mots
des grandes personnes
mais il sent bien la pagaille
dans sa poitrine
les cavalcades
et tout ce boucan
on dirait un règlement de compte
à O.K. Corral
avec la poussière qui vole
devant ses yeux
comme des paillettes
Billy aime Hanna
et il s’en fiche de pas savoir
exactement ce que veulent dire les mots
il préfère écouter le western
qui se joue dans son coeur
[Extrait de Western Coquillettes]
Ce matin, au rayon conserves d’intermarché, une petite vieille qui
n’avait pas le bras assez long pour cueillir sa boite d’haricots verts
m’a demandé : Vous pouvez m’aider s’il vous plait mademoiselle ? Ça m’a
fait bizarre qu’on m’appelle mademoiselle. J’ai attrapé la boîte tout en
haut et l’ai posée dans son caddie. La dame a dit merci, merci beaucoup
mademoiselle. Et je me suis sentie utile l'instant de son sourire. Mais
aussitôt après, ma journée a redémarré exactement là où elle s'était
interrompue. Avec tout ce vide engouffré dans ma bouche qui devenait de
plus en plus difficile à avaler…
Les foules nocturnes
cueillent la solitude
en fleur
sur les trottoirs
brillants
comme
des yeux d’amoureux
et les caniveaux pleurent
dans le silence des petits matins
abandonnés
Quand on se retrouve tous les deux
à la fin de la journée
fourbus et de mauvais poil
qu’on dîne d’un surgelé
réchauffé vite fait
parce qu’on n’a ni le temps ni l’envie
de cuisiner
quand on se pose devant un film
histoire de se changer les idées
oublier les foutus aléas
du quotidien
quand on va se coucher
en traînant nos pantoufles
comme des vieillards
qu’on est trop fatigué pour faire l’amour
ou alors juste un petit coup rapide
un orgasme tiède
livré en quinze minutes
quand on s’endort tel quel
sans même s’être essuyé
sans même s’être
embrassé
[Extrait de Les Choses Ordinaires]
Quand la musique des jours qui passent
n'a même plus la force de nous tirer par la main...
Parfois j’entends les pas de mes pensées
résonner à l’intérieur de moi
leurs talons aiguisés
agacés
leur voix
leurs soupirs étouffés
dans
mes murs de chair
comme une bande d’amis
que j’aurais invités puis abandonnés là
tout seuls dans une maison vide
Elle avait parfois l’impression de jouer avec le feu. D’être toujours en
lisière. De n’appartenir à aucun camp, aucun groupe, aucun lieu. En
équilibre précaire sur un amoncellement de circonstances, de rôles, de sourires,
de tableaux mal interprétés. Elle voulait rester libre. Qu’on ne la
retienne pas, même si elle n’avait l’intention d’aller nulle part. Même
si elle risquait de tomber. Elle
voulait être le vent et son murmure. Garder ses contours flous. Vivre
sur la pointe des pieds. Presque en filigrane. Et puis un beau jour, se
dissoudre dans la lumière du monde.
Planquée sous l'édredon
lourd d'un siècle
j'attends
que le marchand de sable
se décide à me livrer
ma dose de poudre aux yeux. [Extrait de la nouvelle "La voix du vent" M.T.
2006]
[SANDMAN,
Scénario de Neil Gaiman, dessinateur différent pour chaque tome]
Tome 1 "Préludes et nocturnes" : Sandman tombe dans le piège de
magiciens désireux de capturer sa sœur La Mort. Les années passent et le
monde des hommes souffre de plus en plus de l’absence de rêves...
Extrait de la nouvelle "La grande
grammatisatrice automatique" in Bizarre! Bizarre!
[Notre civilisation a condamné l'artisanat. Il ne peut lutter
contre la production en masse, surtout chez nous. Tapis,
chaises, chaussures, briques, vaisselles, tout est fabriqué en
série par des machines. La qualité est peut-être moins bonne,
mais qui s'en soucie ? C'est le prix de revient qui compte.
Pourquoi ne pas considérer une oeuvre littéraire comme un
article que l'on peut fabriquer, une chaise, un tapis, par
exemple ? Pourvu que les commandes soient livrées à temps, qui
s'inquiétera de l'origine de la marchandise ? Nous allons
anéantir tous les auteurs en leur coupant l'herbe sous les pieds
! Nous accaparerons le marché de la nouvelle, monsieur !]
On se dirige mécaniquement
vers la machine
glisser un jeton dans la fente
pour un café mousseux mais dégueulasse
on s’installe dans la petite cour
vert-de-gris
beaucoup plus de gris que de vert
ici tout est goudronné
parce que
le bitume n’a pas besoin d’être tondu
et même la peinture des bancs
ne se souvient plus vraiment
de sa couleur d’origine
Fred grille une clope et des petits
nuages pâles s’envolent de sa bouche
le ciel a encore la paupière lourde
mais il ne pleut plus
le soleil tente de dessiner un sourire
sur le visage humide du printemps
sans conviction
on tire sur nos manches
on tire sur nos cigarettes
on aimerait se tirer d’ici
mais
pour aller où
et
pour faire quoi
alors on s’envoie
un café mousseux mais dégueulasse
on laisse surtout pas s’emballer
la machine à penser
[Extrait de Les Choses Ordinaires]
Il pleut
tu lèves la tête
les yeux fermés
la bouche grande ouverte
langue tendue
tu gobes les larmes du ciel
comme si c’était
la pisse des anges et
pour un peu tu te croirais
au paradis
- On pourrait peut-être partir, elle lui
dit. Genre partir pour toujours. Disparaître dans la nature. S’enfuir en
amoureux.
Il la regarde.
- Ça te suffit pas les vacances ? il demande.
[Lire la suite sur Vents
Contraires!]
Si je croisais la mort
je ne saurais même pas
la reconnaître
et probablement
qu’elle ne me prêterait
pas la moindre attention
un jour pourtant
l’une devra bien finir
par sourire à l’autre
et j’ignore encore
la quelle de nous deux
fera le premier pas
Demain c’est sa rentrée
elle fait la gueule
quand je lui demande
de préparer
ses vêtements
de vérifier que sa trousse
et ses cahiers sont bien
dans le sac
de penser à mettre
son réveil à sonner
elle est assise dehors
et elle regarde le ciel
qui penche doucement vers la nuit
l’été qui se ratatine
elle a l’air de se demander
si les retrouvailles avec les copains
et les rires dans la cour de récré
seront suffisants
pour lui faire oublier
le bonheur âpre
d’avoir été
le temps d’une belle saison
un animal libre et sauvage
Les jours où je ne
comprends plus rien
je me dis
peut-être qu’on vit tous
dans une série télé
peut-être que j’ai juste
oublié d’apprendre
mes répliques
Y a le temps qui passe
et on se demande
ce qu’on pourrait bien
en faire
de beau
ou pourquoi pas
d’utile
tricoter les heures
empiler les jours
en faire des murs
des toits
des hôpitaux
des fusées
des bombes
des livres
mais il n’y a plus de place
pour rien ici
tout le monde construit
jusqu’à plus soif
jusqu’aux étoiles
empile les dollars
les victoires
les voitures
les voyages
les enfants
la nourriture dans les placards
tout le monde court
vers le rien savamment étiqueté
cherche à graver son nom
quelque part
pour oublier la poussière
qui se dépose lentement
sur les paupières
et rend aveugle
au temps qui passe
à l’éternité qui se moque
de nous
de nos petits jeux
futiles
[Du step motion sur peintures murales hallucinantes ! A
regarder jusqu'au bout, même si c'est un peu long, après tout, cet
artiste mérite bien qu'on lui accorde quelques minutes... Le site du
street artist italien
Blu c'est par ICI]
Le 61ème numéro de Microbe — spécial Richard
Brautigan ! — est à l’impression. Avec ce numéro, la revue en est à dix
ans d’existence.
Au sommaire :
Pascale Arguedas
Marc Bonetto
Michel Bourçon
Arnaud Bourven
Yve Bressande
Jean-Marc Couvé
John Ellyton
Virginie Holaind
Jean
Hozan Kebo
Roger Lahu
Philippe Lemaire
Louis Mathoux
Hervé Merlot
Jany Pineau
Thierry Roquet
Guillaume Siaudeau
Marlène Tissot
Thomas Vinau
Collages originaux de Philippe Lemaire
Les abonnés le recevront début septembre. Les autres
ne recevront rien. Pour tous renseignements, contactez Eric.
Lorsqu’elle avance le soir
pieds nus dans l’herbe sèche
et que les criquets s’écartent
sur son passage
lorsque le soleil
tire sa révérence
et que le ciel allume
ses premières étoiles
elle a l’impression
un peu vague
que tout est en ordre
et que même sa présence
n’est pas tout à fait
une erreur
Je voudrais habiter
dans une maison hantée
et faire tous les soirs
des bals costumés
glisser mon âme sous
un drap blanc
et la regarder danser
avec les âmes
des oubliés
My body is a cage, that keeps me from dancing with the one I love, but my
mind hold the key [Arcade Fire]
Le sable chaud
la poudre aux yeux
les gueules de rock star
sourires blancs
lunettes noires
les regards comme des harpons
plantés dans la beauté des corps
l’écume des vagues
au bord des lèvres
la pêche au gros
surconsommation
pollution des sentiments
et les cœurs comme des
algues flétries sur la plage
[Plage de La Guimorais, octobre 2009 -
photo M.T.]
Regarde, l’arc en ciel ! il dit, en
pointant le ciel du doigt. Oui mon chéri, murmure la mère, sans
lever les yeux. Regarde comme il est beau ! il insiste. Oui mon
chéri, elle répète, toujours sans lever les yeux. Pourquoi tu
dis qu’il est beau alors que t’as même pas regardé ? il demande.
Et elle répond qu’elle en a déjà vu des centaines.
Lui, il voudrait bien continuer d’aimer toujours autant les
arcs-en-ciel même quand il en aura vu des centaines. Mais il ne
sais pas s’il y arrivera. Peut-être qu’il y a des choses qu’on
ne sait plus voir correctement quand on grandit…
Du chocolat pour tes yeux
[Avignon - Le Pontet, graff sur le mur extérieur de la casse auto Calvino -
photo M.T.]
Elle voudrait mettre un foulard
en pointe autour de son cou
jouer les dures
comme Calamity Jane
froncer les sourcils
avoir l’air intrépide et
courageuse
elle voudrait savoir manier
la carabine
et flinguer tous ces putains
d’oiseaux de malheur
qui font des danses de la pluie
dans sa caboche
Me réveiller dans une
ville en noir et blanc
avec des oiseaux immobiles
leurs ailes déployées sur
les joues pâles du ciel
et ton sourire timide
et les journaux qui
n’annonceraient
plus jamais ta mort
glisser une bague
au doigt de l’éternité
Tu restes là
accroché à l’échancrure d’un rêve
comme une marque de bronzage
qu’on cajole en glissant dans l’automne
souvenir de l’été sur la peau
souvenir de toi dans ma chair
j’ai gardé ta saveur
plusieurs jours emprisonnée
au creux du ventre
il ne reste plus rien maintenant
des images diaphanes
qui se ravivent parfois
à l’échancrure d’un rêve
Il a
commencé
à écrire un poème
puis il a décidé
de l'interrompre
au trente-quatrième mot
c'était mieux ainsi
de toute manière
il aurait mal fini
c'était un poème
suicidaire
Le présent c'est maintenant
l'avenir n'est
qu'une supposition
Je cherche
dans le regard des gens
un endroit doux
un endroit tendre
je cherche quelque chose
à creuser quelque part où germer
mais c’est encore plus sec
que le carré de terre sèche
au fond de mon jardin
je cherche
dans le regard des gens
quelque chose à manger
quelque chose qui aurait
le goût d’un sentiment
peut-être même
quelque chose
de sincère à partager
boire au goulot
de leurs paupières
une larme d’amour
Nicolae Comanescu : painting with dust
Why dust as a raw material ?
The dust chose me. The dust chose the city in which I live. Dust is a
part of our life which we only take seriously if it crops up in large
amounts. At the moment I became aware of the dust I decided to work with
it. The excessive amount of it says a lot about the state of Romanian
society. It’s a concentration, a matter rich in information, the worth
of which is questionable. The dust in Bucharest bears different
metaphors to that in New York or Barcelona, where it respectively adds
to the ecological, cultural and political state of the area. [Lire la
suite
ici][D'autres oeuvres à voir sur son blog DUST 2.0]
arrêt Marquise
une petite révérence au chauffeur
et je descends du bus
il me reste environ cinq cent mètres
à pieds pour arriver au bureau
et il se met à pleuvoir
juste à ce moment là
une sale petite pluie
qui tombe en biais
qui gifle
qui oblige à avancer tête baissée
c’est une de ces journées de printemps
avec un arrière goût d’automne
du genre qui rappelle les rentrées
à l’école d’il y a longtemps
les bottes en caoutchouc
les cahiers neufs et
un cafard gros comme ça
faudrait sortir la gomme rose et bleue
d’une vieille trousse
pour effacer les souvenirs
les regards noirs de la maîtresse
les poésies mal apprises
le mal de ventre quand on arrive
en retard
je pousse la porte du bureau
comme si c’était une salle de classe encore en retard ! me fait remarquer le chef
je baisse les yeux et m’excuse
comme une écolière
est-ce qu’on pourrait m’expliquer
pourquoi tout ça
la trouille de môme
et les jambes qui flageolent
c’est pas tombé
avec mes dents de lait ?
[Extrait de Les Choses Ordinaires]
Ernest Pignon Ernest
Agressions. Grenoble 1976, Ernest Pignon Ernest entame, suite à
une commande, un travail sur l'entreprise avec une douzaine d'ouvriers.
en pénétrant chez elle
il a eu l’impression
de feuilleter un
catalogue ikéa
elle lui a souri
avec un beau sourire
de publicité pour
yves rocher
et lui a servi
une tarte aux légumes
du soleil et fromage
de chèvre surgelée
il s’est demandé si
entre ses cuisses aussi
il se sentirait comme
entre des pages de
papier glacé
L’orage arrive. Quelques gouttes éparses d’une pluie grasse, qui délave
les yeux et donne au ciel un air d’automne, de rentrée des classes, de
tartine beurrée. À l’heure du goûter. Je voudrais mordre tes lèvres
comme un collier de bonbons. Que nos regards retrouvent la couleur
qu’ils avaient quand on s’embrassait dans le vacarme des fêtes foraines.
Quand on se croyait invincibles. Quand on ne savait pas qu’il n’y a rien
à savoir. Et encore moins à conquérir.
disparaître dans les champs de maïs
avec les cris des parents inquiets
qui m'appellent
courir encore plus loin
jusqu'à ne plus rien entendre
jusqu'à tout oublier
sauf le bleu des rêves et
du ciel au dessus
des épis chevelus
Il s’était remis à lire
des contes de fées
avant de dormir
comme pour garder
un pied hors de tout ça
il n’avait plus tellement
envie de grandir
surtout depuis
qu’il avait découvert
que même un type
fort comme son père
pouvait s’avouer vaincu
face à un ennemi
aussi insignifiant que
le quotidien
Comme une cigogne dans la salade
Traction Brabant n° 36 est sorti !
Et Patrice Maltaverne donne le ton dès l'édito :
Ah oui ça on en parle du Poème
dans nos poèmes de Poètes ! Ah ça oui on n'en manque pas ! Y a même que
ça dans nos poèmes, les Poèmes des Poètes. Le Poème qui rachète les
pêchés du monde ! Le poème qui lave plus blanc que blanc ! Le Poème qui
vous envoie direct au septième ciel ! Le Poème qui vous sourit ! Le
Poème qui fait que vous vous couchez zen le soir ! Le Poème que vous
cultivez dans votre maison, dans votre jardin, dans vos fleurs, qui
pousse dans votre fumier, dans votre hamac, dans votre bagnole ! Même au
supermarché ! Ah ça oui, y en trois tonnes de Poèmes dans les Poèmes des
Poètes qui parlent de Poèmes. On risque pas d'être perdus ! On sait où
on va !
[Lire la suite de l'édito sur le blog de la revue ICI]
il a enfourché ses lunettes noires
et s’est mis à avancer
en rasant les murs
en jetant des coups d’œil
derrière lui
à la dérobée puis
il s’est arrêté près d’un lampadaire
pour noter quelque chose
dans son carnet
et il est reparti
emboîtant le pas de la blonde
qui venait de quitter la boulangerie
elle tenait sa baguette comme une 22LR
il avait l’air tout droit sorti d’un polar
elle faisait des gestes avec ses yeux
c’était des gestes rouges
on se serait cru dans la tête d’un détective privé
qui passe trop de temps à rêver de Babylone
sauf pour la boulangerie
qu’aurait plutôt dû être une morgue
ou une limousine Cadillac
[Clin d'oeil à "Un privé à Babylone" de Brautigan]
A chaque fois qu'il essayait de faire pousser une fleur de sourire
sur ses lèvres, l'hiver se pointait dans ses pensées et il se mettait à
pleuvoir au fond de son regard.
Jo s’est mis à collectionner les chapeaux des macchabées un soir
d’octobre ou de novembre. Il ne sait plus trop. Il se souvient seulement
qu’il avait plu et que les trottoirs brillaient comme les yeux d’une
femme amoureuse. Il se souvient aussi que Dieu avait murmuré un drôle de
truc à son oreille.
(Extrait de La vie d'un chapeau après la mort de son
maître)
Probablement qu’elle
allumerait la lumière le soir
quand elle prend sa douche
si elle habitait dans
le corps de Marilyn
probablement
qu’elle aurait un miroir
dans sa chambre
et qu’elle regarderait
son reflet et la chute
des vêtements
et la chute de
reins aussi
C’est maintenant ou jamais
je me suis dit
en prenant mes seins en photo
devant le miroir
pour le projet artistique
de l’amie d’une amie
on ne voit pas ma tête dessus
on voit un peu le reste de
mon corps nu
mais pas les poils
ni le cul
on voit surtout mes seins
sur la photo
c’est maintenant ou jamais
je me suis dit
comme si brûlait
au creux de mon ventre
le désir d’exhiber mes chairs
avant le début de
la lente nécrose
Ils ont roulé par terre comme deux chiens fous
les touffes d’herbe sèche volaient
et la terre faisait autour d’eux
un petit nuage de poussière ocre
ils riaient
Max a pris le dessus
en quelques mouvements
Tom était immobilisé
seul son rire continuait de cavaler
Max s’est redressé en poussant un cri d’indien
puis il a tendu la main à Tom
pour l’aider à se relever
tu veux une glace, a proposé Tom
Max a hoché la tête
après tu m’apprendras à pêcher, dis ?
il a demandé
Tom a hoché la tête
et ils sont partis vers la cuisine
ébouriffés
sales
main dans la main
ils avaient de l’été plein la tête
pas le moindre espace libre
pour songer aux hommes qu’ils deviendraient
sans doute un jour
arrêt La Parque
le bus est en retard
et une vieille dame soupire
en regardant sa montre
comme si les minutes devenaient
de plus en plus précieuses
à mesure que les années passent
derrière l’abribus un grand mur gris
cache la morgue
et sur la droite un panneau indique poliment
parking visiteurs
je trouve vaguement insolite
le choix du mot
visiteurs
c’est peut-être ça qui stresse la vieille dame
davantage que le retard du bus
la proximité des corps sans vie
juste de l’autre côté du mur
et l’idée que dans trop peu de temps
elle s’en ira les rejoindre
à moins que je ne la devance
on ne sait jamais de quoi sera fait
l’instant qui vient
un lundi soir de décembre 1980
à la seconde ou il pousse la porte de l’immeuble
Lennon pense sans doute qu’il lui reste
l’éternité
et moi aussi
la plupart du temps
on devrait se méfier
le bus se pointe
mine de rien
avec ses dix ou douze minutes de retard
dix ou douze minutes pendant lesquelles
on aurait pu faire tout un tas
de trucs super importants
ce que ne manque pas de faire remarquer au chauffeur
la vieille dame agacée
et bien décidée à ne pas mourir aujourd’hui
[Extrait de Les Choses Ordinaires]
déploie ses ailes-branches et
saupoudre une ombre tiède
pour abriter
tout ce que nos regards
se disent sans un bruit
sans utiliser une seule lettre
de l’alphabet
Elle a levé les yeux
vers le ciel ou autre chose
un truc qui serait au-dessus
qui la dépasserait et
elle a vu huit moineaux
alignés sur le fil électrique
comme une brochette de vie
empalée sur une branche
d’espoir haute tension
j’ai entendu un bruit
un bruit inquiétant comme dans
un film d’horreur
bien que je ne sache pas précisément
à quoi ressemble un bruit
de film d’horreur
car je n’en ai jamais regardé
mais c’était un bruit qui
file vachement la trouille
quand même
rien à voir avec les sympathiques
petits bruits qui peuplent
le brouhaha du jour
non ça ressemblait plutôt
à une vilaine chose déchiquetant
le silence de la nuit
je tends l’oreille
je guette
le bruit recommence
il vient d’en bas et ça tambourine
dans ma cage thoracique
l’imagination qui galope
tout doux, je lui dis
on n’est pas dans un western
on n’est pas dans un polar
c’est sans doute le chat qui rentré
et qui fait le con à la cave
voilà
inutile de s’inquiéter
le chat chasse les souris
il fait son boulot de chat
normal
et moi je vais encore être à côté
de mes pompes demain au bureau
si j’arrive pas à grappiller
quelques heures de sommeil
y aura Carole qui me fera remarquer
que j’ai une petite mine
et Fred avec ses allusions graveleuses
y aura le chef qui pincera les lèvres
et les aiguilles prendront un malin plaisir
à ralentir leur course autour du cadran
ne pas penser à demain
bien que
techniquement
on soit déjà demain
[Extrait de Les Choses Ordinaires]
Il sourit à la caissière
qui fait bip en passant la boîte de thon, les tomates, le pack de
bières, le fromage de chèvre. Bip, et elle relève à peine la tête,
sourit en retour. Mécaniquement. En continuant les bips. Mais lui il
essaye de plonger son regard dans elle, profond jusqu'à sa chair, ses
organes, son coeur, son âme. Il voudrait qu'elle le voit vraiment. C'est
pas qu'il cherche à la séduire ni rien. C'est juste que parfois, il ne
sait plus trop s'il existe réellement. S'il est humain. S'il est vivant.
Alors il essaye de noyer sa peur d'être rien dans la mer froide
des yeux des gens.
[pour
FPDV n°7 - thèmes de l'été : La peur, Les métamorphoses,
L'érotisme masculin]
Tes mots avaient un goût sauvage
cavalcade de chiens affamés
remontant le long de ta gorge
tu m’as dit, viens
ta langue a glissé
entre mes lèvres
assoiffées
viens
ton corps contre
mon corps
animal
te mordre l’épaule
le sel de ta sueur
viens
et quand
toi dans moi
est devenu réalité
quelque chose dans ma tête
s’est déboîté
La fille en Rose
En face de moi dans le métro, une fille habillée en rose lit un roman
d’amour. Sur ses lèvres nacrées roses se dessine un timide sourire. À la
station Queensway, elle attrape le grand sac à main rose callé entre ses
pieds sandalés de rose. Et se lève dans un courant d’air fleuri. À
l’ouverture des portes, sa longue jupe rose virevolte mais pas assez
haut pour me laisser entrevoir la couleur de sa culotte.(extrait
du London Trip Diary à lire
ICI)
Aller prendre le frais au bord de la rivière. Nager dans les premier
rayons du dimanche. Apercevoir une truite. Éventrer tendrement des
abricots. Se tailler quand les premiers vacanciers arrivent avec leurs
glacières, leurs serviettes fluo, leurs casquettes, leurs gros rires.
Traîner, à moitié nus, dans la pénombre de la maison. Avec nos silences
qui se superposent les uns aux autres. Le cri des cigales derrière les
volets. Le bruit un peu moite de nos pieds sur le carrelage. Le robinet.
L’eau à peine fraîche.
Tout est calme. Tout est parfait. Pourtant j’étouffe. Un peu. Je ne
comprends pas. Il y a comme une drôle de chenille dans mon ventre qui se
transforme en bestiole ailée. Qui bute contre mes parois. Qui
tourbillonne et me rend dingue. Respirer. Ne pas penser. Ne surtout pas
penser.
Je passe la serpillière. Coupe les tomates pour la salade. Remplis la
gamelle du chat. Note sur un post-it d’appeler l’ophtalmo demain. Arrose
les plantes. Ajoute moutarde sur la liste de courses. Trie les
vêtements des enfants. Fourre dans des sacs ce qui est trop petit. Ils
grandissent tellement vite. Hier c’était il y a dix ans. Quinze ans.
Qu’est-ce que j’ai fait pendant tout ce temps ? Je ne sais pas. Je ne
sais plus. Ce que j’ai pu, sans doute…
EN MANQUE
de quoi ?
de toi ?
de tout de rien
avec tu sais
la fièvre et les frissons
les mains qui tremblent
dès le réveil et jusqu’au soir
les yeux qui gobent la gelée opaque des nuits
la bouche qui aspire la poussière des jours et
l’estomac prêt à passer par-dessus bord
EN MANQUE
de ces sensations
de cette étrange substance
gestuelle
chimique
ton odeur peut-être
le son de ta voix
je ne sais pas
ces dépendances dont on croit s’être
mithridatisé
EN MANQUE
à suffoquer
sur ton absence
qui n’a désormais plus rien
de provisoire
Je me souviens parfaitement
de tes pieds
mais pas de ton visage
sauf peut-être
le bleu de tes yeux
aperçu un instant
quand tu as baissé tes lunettes noires
pour me dire
sur le ton de la confidence
que marcher pieds nus dans la terre
te faisait penser
aux légumes qui poussent
et que tu trouvais ça
vraiment bon
ce sont sans doute les plus étranges
et les plus belles paroles
que j’ai entendues
depuis longtemps
Dans le train vers Paris, une jolie fille est assise à côté de moi. Elle
téléphone. Elle se remaquille. Elle téléphone. Elle se recoiffe. Tout en
lisant un magazine avec pleins de jolies filles dedans, qui expliquent
leurs secrets pour être si jolies. Elles parlent des cosmétiques
qu'elles utilisent. Des vêtements qu'elles portent. De ce qu'elles
mangent ou pas. Et sûrement que la jolie fille assise à côté de moi ne
perd pas une miette de tout ça. Ces pages en papier glacé sont un peu
comme une bible. Elle tourne les pages du bout de son index humide. Elle
téléphone. Elle se remaquille. Elle téléphone. Et moi, j'essaye de lire
Bukowski, mais j'ai un peu de mal à me concentrer...(extrait
du London Trip Diary à lire
ICI)