Marlène TISSOT est venue au monde inopinément. A
cherché un bon bout de temps avant de découvrir qu'il n'y avait pas de mode d'emploi.
Sait dorénavant que c'est normal si elle n'y comprend rien à rien. Raconte des histoires depuis qu'elle a dix-ans-et-demi et
capture des images depuis qu'elle a eu de quoi s'acheter un appareil. Ne croit en rien, surtout pas en elle, mais
sait mettre un pied devant l'autre et se brosser les dents. Ecrira un jour l'odyssée du joueur de loto sur
fond de crise monétaire (en trois mille vers) mais préfère pour l'instant se consacrer à des
sujets un peu moins osés.
L’appart’ est vide
juste la pénombre, le silence
et le mot qu’elle a laissé
sur la table de la cuisine
d’une écriture rêche, énervée
avec des effluves de mépris
entre les lignes.
Il se demande
s’il doit l’attendre
l’appeler
aller la chercher
s’excuser... Faut qu’on parle elle a noté sur le papier.
Et lui, les confrontations
ça le fait flipper
ça lui rappelle
les gros yeux de son père
quand il était môme
la grosse gueule rougeaude de son père
penché au-dessus de lui
après qu’il ait fait une connerie
la grosse voix de son père aboyant Qu’est-ce que t’as à dire
pour ta défense ?
Il a jamais su se défendre
n’en a jamais éprouvé l’envie.
Alors il s’assoit là
dans la cuisine
face à la fenêtre
à regarder la nuit s’étendre
par-dessus les lumières de la ville.
Je voudrais bien être ce genre de femme qui
sourit avec classe, secoue ses cheveux dans le vent, traverse la
rue d’une démarche féline, porte son chemisier très ouvert sans
avoir l’air d’une pute, parle avec aisance de choses
intelligentes. Je voudrais bien parfois être une femme qu’on
regarde, qu’on écoute, qu’on aime. Trouver un détail, quelque
chose qui me fasse passer l’envie de me planquer, de faire comme
si je n’existais pas vraiment ou bien juste à moitié.
Somebody
Everyone needs to be somebody
Everyone needs to find someone who cares
[Guest list, Eels]
Are you one of the beautiful people
Am I on the wrong track
Sometimes it feels like I'm made of eggshell
And it feels like I'm gonna crack
— Je peux avoir un café ?
— Non, c’est mauvais pour les chiens.
— Aller quoi, juste un petit noir sans sucre !
— Non ! Tu ferais mieux de ronger ton os !
— Pendant que tu ronges ton frein ?
— Tu te crois malin ?
— Bof… Et ce café alors, il vient ?
— T’as déjà vu un chien boire un café au bistrot ?
— Et toi t’as déjà vu un mec bavarder avec son chien en terrasse?
— Puisque t’es si fort, commande-le toi-même ton café !
— Très drôle...
Laisser les choses en ordre
faire en sorte que tout soit
parfaitement propre & irréprochable
en prévision du jour où je partirai
hésiter
avant chaque geste
avant chaque mot
prendre garde
de ne rien faire de trop laid
ne pas laisser de mauvaises surprises
ni la trace de mes doigts sales
sur la brillance laquée
de la boîte en sapin
dans la quelle on m’enverra
faire le dernier voyage
au centre de la terre
avec un slip propre
et tous mes foutus secrets
Elle s’est baissée
tout en bas
les mains au sol
flairer la vie au ras de la poussière
elle cherchait quelque chose
cherchait à ne plus tout à fait être
de la tribu des deux pattes
rêvait de laper un peu de douceur
dans l’écuelle du chat puis s’en aller
ronronner sous la caresse du soleil
Un bel article rédigé par Cathy Garcia à
propos de "Nos parcelles de terrain très très vague" sur
un site qui "cause" de la littérature avec un amour vrai...
Les gens te donnent le tournis. Tu regardes
le monde autour. Et puis le ciel. Ça te fait penser à une
meringue. Pas à cause des nuages, non. Juste la sensation d’une
surface fragile qui se craquelle. Le goût du sucre planqué en
dessous, délicieux mais si vite fondu. Tu as l’impression que
tout fond. Que tout s’oublie, de plus en plus
rapidement. Et les gens courent partout autour de toi à la
recherche de choses qui n'existent pas. Tu
regardes le ciel en cherchant à te rappeler des détails
importants, du goût du sucre et de la tendresse.
Exit
Un docteur et un fou affrontent leur point de vue sur le
monde
[Exitpar Esma-Movie]
Tout a l’air tellement évident dans les histoires, celles des
livres, et même les drames qui se nouent pour raviver l’intrigue
ne font qu’une petite douleur vaguement inattendue. Mais, dans
la vie, les choses n’ont parfois aucun sens, elles arrivent
comme un arbre subitement poussé en travers de la route, comme
un paysage abrupt en perpétuel métamorphose avec lequel on est
bien obligé de composer.
"La réalité n'a pas besoin de prouver qu'elle existe.
Quand on l'oublie, elle se contente de faire mal."
[Roland Topor]
Les Etats Civils
Une petite participation à la revue Les Etats Civils
C’est ridicule la couleur un peu trop vive
qui gicle de certains souvenirs et
que veux, tu les détails c’est mon truc
je n’y peux rien
les petites choses insignifiantes
prenant soudain des allures de totem
le soleil d’un été passé qui resurgit
l’ombre des feuilles dentelées sur ton sourire
les fruits croqués, leur jus couleur sang
les noyaux recrachés
les noyaux conservés
ceux encore humides de ta bouche
emporté mine de rien
comme un trophée
et je les suçais parfois
pour faire comme si tu étais encore là
à jouer avec ma langue
[Devanture d'un disquaire, Clermont Ferrand 2010, Photo
Marlene T.]
"L'avenir fermente sur le passé, certains souvenirs
deviennent plus capiteux avec l'âge, d'autres d'évaporent. Il est bien
difficile de faire le tri entre ce qu'on croit être arrivé et ce qu'on
sait être arrivé." [in Le remède et le poison de Dirk Wittenborn]
Est-ce qu’on se rend compte
quand on avance tête baissée
sur un chemin
qui ne mène nulle part ?
est-ce que vraiment les rêves
n’ont jamais peur du ridicule ?
Ceci n’est pas une pipe.
Et ce ne sont pas des dunes.
Je ne comprends jamais rien à ce que tu dessines de toute manière.
— Ça caille ! On rentre ? je dis.
Tu secoues la tête.
Et ma grippe ?
Et tes pinceaux gelés ?
Il pousse des icebergs dans ton chocolat chaud. La tasse en plastique
posée là sur la grève, au pied du chevalet.
Je remonte la couverture sur tes épaules. Elle te gêne. Tu la repousses.
On a pas idée de peindre des plages en hivers. Ce n’est pas une plage ?
Tes doigts rougis étalent une tache bleutée dans un paysage que je ne
sais pas voir.
— Tu n’as pas froid ? je demande.
— J’ai faim !
— Mars ?
— Babibel !
Je sors un petit fromage du sac en plastique et le dépèce avec un peu
plus de cruauté que nécessaire. Je le glisse, nu et blanc entre tes
dents. Tu me jettes un regard en coin, un sourire accroché à tes cils.
— Encore… tu murmures.
Et là, soudain, malgré le vent, le froid, ma grippe et ton dessin que je
ne comprends pas, j’ai envie de toi. Mais tu ne me vois déjà plus. Tu
étales une tâche ambrée sur la toile, quelque part entre le bleu et
l’ocre.
Je sacrifie un deuxième Babibel, le glisse entre tes lèvres et malaxe
une boule de cire rouge sang pour réchauffer mes doigts. Je t’attends.
[Texte écrit de l'autre côté du miroir du "On the beach"
de Ludo Kaspar à lire ICI]
Pissons
(dans les violons)
Jouons
(des petites musiques de pluie couleur soleil)
[La Nexte à la Friche RVI avant le grand incendie...
photo Marlène T.]
Croix de bois, croix de fer
Quand il n’arrive pas à s’endormir
il écoute sa respiration et
le bruit de son cœur qui bat
il se dit tout va bien
il se répète plusieurs fois de suite
tout va bien
tout va bien
tout va bien
il n’a pas froid
il n’a pas chaud
ni faim ni soif
il sait que ses problèmes
ne sont pas de vrais problèmes
mais plutôt des petites douleurs
et parfois même il les invente
il se dit que l’humanité pourrait être
divisée en deux groupes
ceux qui souffrent et
ceux qui se font croire qu’ils souffrent
et si un type se pointait
avec l’air suffisamment sûr de lui
en affirmant connaître
pré-ci-sé-ment
la recette du bonheur
un bon paquet de gens
le hisserait immédiatement
au rang de messie
Je ne sais pas ce
qui m’a semblé le plus étrange
qu’elle appelle son chien « Amour » d’une voix tendre
ou qu’elle s’adresse à son mari en aboyant ?
Les chapeaux
Voilà, Le Boulatin
et moi venons d'achever "La vie d'un chapeau après la
mort de son maître", un projet à quatre mains qu'on espère
sincèrement destiné à une longue et belle vie !
Jo s’est mis
à collectionner les chapeaux des macchabées un soir
d’octobre ou de novembre. Il ne se rappelle plus trop. Il se
souvient seulement de la pluie et des trottoirs brillant
comme les yeux d’une femme amoureuse. Il se souvient aussi
de Dieu murmurant ce drôle de truc à son oreille.
[...]
Je ne sais même pas pourquoi j’ai décroché le téléphone. Il n'avait
pas sonné depuis tellement longtemps. Le bruit m’a surpris,
inquiété, effrayé. C’est pour le faire taire que j’ai attrapé le
combiné. Dedans il y avait la voix d’une femme qui me demandait de venir
la chercher. Elle m’a dit, viens vite, viens me chercher, faut qu’on se
tire ! Elle m’appelait Mark. Je ne lui ai pas dit que mon nom était
Frank, qu’elle avait dû faire une erreur. J’ai juste répondu, d’accord
j’arrive. J’ai enfilé mes vêtements sales. Je suis sorti. La nuit me
tendait les bras.
[...] (Clic pour lire
l'extrait XXL)
Et la colère qui me sort de partout comme une
mauvaise fièvre elle n’est pas pour toi ni pour eux ni pour qui
que ce soit c’est de la colère contre moi seulement comme un
dégoût qui enfle et palpite et mon cœur accélère voudrait bien
s’extirper de là s’en aller s’exploser contre le mur cracher les
mots par ma bouche pas vraiment assassins les mots juste assez
toxiques pour t’empoisonner un peu pour que tu finisses enfin
par me détester autant que je me hais.
Je me souviens
du poids du soleil
du goût des fleurs
de ma frange trop longue
de ma robe trop courte
de mes genoux verts
de cet après-midi entier
passé à chercher
entre les brins d’herbe
un trèfle à quatre feuilles
comme si la magie de
cette feuille en trop
avait pu chasser
à elle seule
tous les monstres
aux griffes trop longues
plantées dans la peau
de mes jours
Il suffirait sans doute de se concentrer
assez fort sur un détail pour oublier les cicatrices et les
morsures. Rester là, avec le regard perché sur la branche du
pêcher qui commence à fleurir. Se concentrer assez fort pour que
le rose délicat des pétales
déteigne doucement sur la vie autour.
Soon forget
Sorry is the fool who trades his love for high-rise rent
Seems the more you make, equals the loneliness you get
C’est carnaval
les costumes à foison
le jour des masques
et je porte le mien
aujourd’hui
comme hier et
les jours d’avant
j’ai 365 mardis
gras
chaque année
qui s’empilent
sur la peau usée
de ma vérité
Qu'est-ce qui
nous arrive ?
[Valence février 2011, Photo Marlene T.]
Une nuit à te rêver, et puis…
le lendemain matin
te chercher partout
guetter
une trace de tes lèvres
oubliée sur le rebord d’un verre
flairer dans l’air
quelques éclaboussures
de ton parfum
espérer
un détail même infime
chercher
malgré le sourire cynique
de la réalité
chercher encore
une preuve de toi
ici et
maintenant
Je t’ai vu sur le
pont.
Au début, je ne t’ai pas reconnu. Il faut dire, ça fait combien ? Deux
ans, trois ans qu’on ne s’est pas vu ? C’est con la vie, le temps qui
coule et nous dissout doucement.
J’ai vu un homme sur le pont, accoudé au parapet. Il faisait un sale
temps de fin d’hiver, du genre qu’a pas l’intention de céder sa place au
printemps si facilement. Il y avait du vent et des voitures qui
faisaient chuinter l’asphalte humide. Personne dehors. Sauf ce type sur
le pont qu’avait un air drôlement paisible, à regarder l’eau qui coulait
en silence, ou peut être le paysage au loin, planqué dans la brume.
Je t’ai reconnu sur le pont. Un peu trop tard. Juste au moment où je
passais à ta hauteur. Tu portais un manteau gris et un sac à dos rouge.
Accoudé. Immobile. Je me suis demandé si t’attendais quelqu’un mais tu
n’en avais pas l’air. J’aurais pu ralentir, klaxonner, te faire signe.
Mais j’étais pressée. On croit toujours qu’on est pressé. On s’invente
un tas de conneries en permanence. On esquive. En rentrant je me suis
promis de t’appeler. Prochainement. On esquive, ouais. On se laisse
dissoudre…
Est-ce que ça aurait changé quelque chose ? J’arrête pas de me poser
cette foutue question et y a pas l’ombre d’une réponse. Ce matin, ils
ont repêché ton corps à quelques kilomètres du pont. Est-ce que ça
aurait changé quelque chose si j’avais ralenti hier, si j’avais
klaxonné, si je t’avais souri ? Ou bien est-ce que tout était éteint
depuis longtemps à l’intérieur de toi ?
A vouloir cueillir
cette putain de lumière
toujours trop haut
toujours trop loin
les petites désespérances
la pointe des pieds
qui se fatigue
les bras qui retombent
les choses qui se courbent
la pluie qui cingle en dedans
et fait germer
les fleurs d’impuissance
comme des mauvaises herbes
envahissant le jardin
à l’intérieur
de la tête
Il est pas loin. Juste là. De l’autre côté de la porte. Et tu pourrais
presque l’entendre respirer s’il n’y avait pas tout ce bruit. La clim’
qui ronfle, le va et vient des infirmières, les gens qui toussent et
pleurent et soupirent et attendent.
Il est juste là, de l’autre côté de la porte avec tout juste un filet de
vie qui coule au ralenti dans son grand corps. Avec des tubes dans tous
les orifices. Des machines qui pompent et aspirent et mesurent. Et toi
tu cherches juste le courage de franchir cette putain de porte. Aller
lui dire des mots qu’il n’entendra probablement pas. Les prononcer quand
même comme une incantation. Comme une formule magique.
Ta main qui tremble, serrée sur la poignée. La trouille qui enfle. Tu
imagines que si tu franchis cette porte, si tu lui dis que c’est bon, le
passé c’est le passé, la page est tournée, ce sera un peu comme lui dire
ok, je suis prêt, tu peux partir maintenant ». Et t’as pourtant souhaité
le voir crever plus d’une fois. Mais aujourd’hui, tu n’es plus tellement
sûre. T’as surtout peur qu’il s’en aille comme ça, avec ta haine de môme
pour dernier bagage.
Les jours que je redoute le plus
sont ceux où j’ai les yeux
qui restent coincés
dans les replis de vieilles douleurs
paupières rideaux
pénombre grise
tous ces putains de jours
où j’ai les yeux
qui ne savent plus voir
la beauté lumineuse des choses
fragiles
Une main dans l’eau. La caillasse brûlante sous son ventre. Et le soleil
qui tape. Et la bière qui pétille dans sa tête, explose une à une les
idées, plus rien. Elle regarde la rivière qui cavale. Elle ferme les
yeux, s’imagine qu’elle est morte, garde les yeux fermés pour y croire
un peu mieux.
Une main dans l’eau. Elle pense à ses mains à lui, comment il les pose
sur elle tellement doucement, comment elle esquive sans cesse. Et c’est
pas qu’elle en a pas envie, c’est pas qu’elle en a pas besoin. C’est
juste que c’est pas possible. Pourquoi ? il demande. Mais elle arrive
pas a répondre. Elle essaye même pas.
J’aime les tarées, il dit. J’aime que tu sois compliquée. Tordue.
Je suis pas dingue, elle murmure. Pas dingue du tout. J’ai juste besoin
de distordre la réalité. Souffler de la buée sur les images pour les
adoucir. Flouter le passé.
Il pose ses lèvres dans son cou. Elle le mord. Elle lui mord la joue,
très fort. Et lui il gueule, putain tu m’as fait mal ! Elle se retourne.
Filtre le soleil avec les cils. La caillasse brûlante contre son dos.
Son cul qu’elle voudrait bien coller contre lui. Mais elle bouge pas. Le
désir sous cage. Une main dans l’eau.
Dans chaque homme de ma vie c’est le monstre que je cherche, ce putain
d'enfoiré de monstre, c’est lui que je cherche à tuer, elle dit. Et moi
? il demande. Hein, je suis quoi au juste moi ? Un homme que tu vas
accepter d’aimer ou un bout de viande à sacrifier pour exorciser le
passé ? Elle répond qu’elle en sait rien, qu’il est peut-être l’ultime.
Le plus fort. Celui qui saura vaincre la noirceur en elle. Mais elle dit
qu’elle n’est pas prête encore à le laisser pénétrer assez profond dans
elle pour souffler sur les dernières poussières du monstre.
Horodater les rêves
verbaliser les cauchemars
menotter la blancheur des nuits au radiateur
dompter les oreillers
hypnotiser le réveil
séduire le marchand de sable et ...
Fleur de pamplemousse
Une petite
participation photographique chez FPDV à voir
ICI
C’est un de ces soirs trop pressé, trop sombre, qui débarque et souffle
la flamme du jour. Et on dit rien. On le laisse faire. On reste planté
là, à remâcher un goût de bâclé, un goût de putain qu’est-ce qu’on
glande depuis tout ce temps. À gober des yeux le noir du ciel,
regarder la nuit se vider de ses étoiles. À écouter le bruit de notre
peau qui se fissure parce que, tôt ou tard, faudra bien que ça explose,
que ça jaillisse, toutes ces choses qu’on emprisonne à l’intérieur. On
s’empoisonne la chair avec les mots. Les ravaler sans cesse. Lisser les
contours. Aiguiser les sourires. Faire comme si. Jusqu’à ne plus se
reconnaître dans les miroirs. Vivre en apnée. S’endormir à bout de
souffle, s’endormir juste comme ça, un de ces soirs trop pressé. Se
laisser avaler par la nuit. En silence.
Entre nos mains
tellement de choses. Et même l’impalpable, l’insaisissable, se glisse
ici au coeur des couleurs flamboyantes et des corps disséqués.
Omniprésence de la main. Qui touche, blesse, répare, tue, soigne,
caresse. La chair dont on est fait. Nos carcasses que l’on traîne. Les
écorchures. Les écorchés. Étudier ce dont nous sommes faits jusqu’au
plus profond. Étudier les corps et puis l’infinité des sentiments.
Toutes ces choses impossibles à déchiffrer…
Alors on tend des mains, encore. Vers l’autre. On plonge dans les
entrailles et les regards. On goûte les mots sur le bout des langues. On
s’accroche à la crinière du temps qui file comme un cheval au galop. On
n’y comprend pas grand-chose. On est une bande d’imbéciles qui croient
tout savoir, depuis la naissance jusqu’à la mort.
Mais s’il suffisait de faire un schéma pour savoir ce dont l’homme est
fait, nous n’aurions plus ces guerres dans le cœur depuis longtemps ! Il
y a quelque chose de paradoxal dans le fait que la vie est à la fois
douloureusement compliquée et effroyablement simple. Seulement voilà,
l’homme, animal pensant, aime à analyser, comprendre, calculer,
comparer, mesurer. Utiliser toute l’habileté de ses mains et de son
esprit. User de son cœur comme d’un outil fonctionnel. FONCTIONNEL
bordel !
Et c’est là qu’intervient la nature dans sa toute puissance. Nous ne
sommes que des idiots à la solde d’une science qui nous dépasse
largement. Les mécanismes de la vie sont domptés, peut-être. Mais reste
l’invisible. Tout ce qu’on ne peut ni soupeser ni disséquer. Et au
travers de la lorgnette de Xavier, sous la flamboyance des couleurs, on
devine une mise à nu, une manière viscérale d’exprimer les
émotions/pensées/réflexions, en planquant l’intime douceur sous la
crudité de l’anatomie. Comme une manière de conserver une certaine
distance entre la chair et la fragilité des sentiments...
[Texte écrit pour l'expo de Xavier de Kepper]
Quand il fume sa clope le soir
sur le toit de l’immeuble
avec la ville à ses pieds scintillante
et la main du ciel doucement posée sur ses cheveux
il se demande parfois
qui il est réellement
un super héros destitué de ses pouvoirs
un type qui pense un peu trop souvent au suicide
ou juste un mec qui vient fumer sa clope sur le toit
le soir en écoutant toutes les petites voix
qui bavardent dans la tête
Ne plus y penser
les choses vont continuer de couler
le temps recouvre tout
avancer
comme hier et les jours d’avant
en claudiquant
mais avancer
parfois rêver
ou simplement
dormir peut-être
Tu me dis que tu comprends pas
tu me dis que c’est pas normal
faudrait faire quelque chose
peut-être
en parler ?
tu t’inquiètes, je sais
et je voudrais bien
te rassurer
t’expliquer que
je ne suis pas malade
ce n’est pas de la folie
c’est juste la frontière entre
mon imagination et la réalité
qui devient de plus en plus mince
Perfectly able to hold my own hand,
But I still can't kiss my own neck
Elle est du genre
qui baisse la tête
quand elle marche dans la rue
du genre qui s’imagine
que les regards pourraient
la transpercer
comme des couteaux
et elle aimerait que
le monde oublie sa rage
que la ville perde son gris
que ce soit la fête
des bouquets de rires
sous un chapiteau
une piste pleine de sciure
des lions
des équilibristes
un cracheur de feu
des clowns
un lanceur de couteau
qui viserait tout autour d’elle
sans jamais toucher sa peau
sans jamais
toucher
sa peau
Il faut
qu’il aille chez le dentiste. Il a pris rendez-vous. Parfait. Demain à
quatorze heures. À cause de cette foutue molaire qui lui fait un mal de
chien. Une douleur lancinante. Mais ce n’est pas le pire. Le pire c’est
l’angoisse. La trouille qui enfle en dedans. Ça le prend au ventre sitôt
qu’il pense aux instruments. Les crochets, les pinces, les aiguilles. Le
sifflement perfide de la roulette. Ça lui file des tremblements. Une
nausée froide. Les mains moites. Peut-être bien qu’il va annuler le
rendez-vous. La douleur est encore supportable. Ouais, il se dit,
finalement c’est encore supportable ! Inutile de se précipiter. Le mieux
c’est d’attendre que le nerf soit à vif. Que la douleur soit devenue
assez forte pour terrasser la peur.
Et
voilà, c'est partie, il sillonne les routes
L'Autobusde Fabrice Marzuolo ! Le n°1 est sorti et au sommaire
on retrouve, en guise de passagers pas toujours disciplinés : Jany
Pineau, Marlène Tissot, Thierry Roquet, Eric Dejaeger, Morgan Riet. Et,
Fabrice Marzuolo en guise de chauffeur échauffé ! Précipitez-vous si
vous voulez une place assise.
Haunted mind
parfois
le bruit
d'une porte qui claque
réveille des fantômes
presque doux
Ouvrir
les yeux
très grand
à vouloir gober
le paysage autour
et le monde entier
pourquoi pas
ouvrir les yeux
très grand
et ne voir que
les détails
pourtant
Banana Split(Les contes défaits)
Je lui ai dit non !
J’ai dit que j’avais peur et puis que ça ne me plaisait pas trop ce
jeu-là. Alors il a ri. Presque gentiment. On n’est plus copain ! j’ai
marmonné en boudant.
Il m’a traité de banane. Puis il s’est approché en souriant et a baissé
lentement la fermeture de mon blouson. Il me l’a enlevé comme on épluche
un fruit. Il me reniflait. Il me regardait. On aurait dit un ogre
affamé. Ses mains accrochées à moi. Ses doigts emmêlés dans mes cheveux.
Il avait l’air encore plus grand que d’habitude.
J’avais envie de lui dire un truc. Un truc pour qu’il s’arrête. Un truc
du genre, mère-grand, comme vous avez de grandes dents !
Mais je ne savais pas s’il allait rire ou me manger.
J’essayais de lui échapper. Il me rattrapait. Toujours un peu plus fort.
Arrête, tu me fais mal ! j’ai dit. Je veux plus jouer, je préfère
retourner au parc. Banane ! qu’il a répondu. Sans me lâcher avec ses
mains. Sans me lâcher avec ses yeux.
Ça se voyait qu’il avait faim. Si au moins il m’avait traité de patate,
peut-être que j’aurais été un peu plus dur à cuire... [Pour FPDV n° 12,
thème "MANGER"]
Chaque matin c’est
la même petite rengaine
les politesses coulées dans le plexiglas salut, ça va ? demande chacun
et chacun s’en branle un peu
de la réponse de l’autre
on a tous nos petits problèmes
les quotidiens étriqués
dans lesquels on étouffe
les terreurs, les angoisses
les rêves qui sentent le rance
mais à quoi bon déposer tout ça
sur nos bureaux
entre les post-its
les dossiers urgents
le téléphone
qui n’arrête pas de sonner, putain !
et le chef qui guette derrière la vitre
alors on sourit
on dit, oui ça va
parce qu’on sait bien que les meubles
finiraient par crouler
sous le poids de nos petites douleurs
mises en commun ici
chaque matin
On m’a dit
dans la vie
il faut savoir utiliser
ce que le monde t’offre
on m’a dit
il faut savoir tirer profit
des opportunités
que le destin place sur ta route
on m’a dit des tas de choses
que je n’ai pas comprises
ou pas voulu comprendre utiliser
tirer profit
opportunités c’est un langage barbare
des mots de chef d’entreprise
des mots cravatés
des mots avec des dollars
au fond des yeux
moi je suis juste
un ruisseau
qui ne sait même pas
pourquoi il coule ici
et ça n’a pas grande importance
tant que le ventre des cailloux
est doux à caresser
Premier
d'une série d'articles sur le street art en préparation pour le
webzine sistoeurs.net
Le street art, c’est
un peu ce qui donne aux villes un air de gigantesque livre d’images. Qui
transforme le gris des murs en de vastes albums à colorier. Un truc qui
sait parler à notre âme d’enfant perdu dans la forêt de béton et bitume.
Mais cet art transgressif et monumental a aussi parfois le don de
chatouiller là où ça fait mal, de nous amener à penser ou à voir
autrement… [lire
la suite ICI]
Elle s’enrobe d’habitudes
d’une multitude de petits gestes
rassurants peut-être
elle coule ses jours doucement
dans la résine du temps
elle se résigne
“I used to work in a factory and I was really happy
because I could daydream all day” [Ian Curtis]
Squeeze n° 2 est sorti
La revue est
téléchargeable en libre accès.
Avec des textes de :
Thomas Spok, KoaXK, Cécile Alix, Mathieu Diebler, Marlène Tissot,
Rebecca Blueseinstein, Sylvain Kornowski, Lemon A, et l'auteur Buzz du
trimestre: Anne Bourrel.
Je ne sais pas
où tu étais caché
aujourd’hui
profond
à l’intérieur de toi
et tu ne l’as pas vu
le soleil
mais je t’assure
qu’il était bien là
à briller
malgré tout
Traction Brabant n°39
Le nouveau TB est
dans les boites, pour le plus grand bonheur des abonnés ! Depuis 7 ans
déjà Patrice Maltaverne mène sa barque et nous régale avec sa revue.
Joyeux anniversaire et longue vie à TB... L'abonnement est à 10€ pour 5
numéro et c'est pas compliqué, il suffit de contacter
Patrice :
p.maltaverne@orange.fr
Il regarde la vie qui défile
à travers le pare brise
de ses pensées un peu floues
il revient toujours là
quand il se sent perdu
et il écoute
la voix de la fille
qui guide les pas des voyageurs
les roulettes des valises
les objets qui se perdent
les destins qui se croisent
dans le hall de la gare
la voix de la fille
dans les hauts parleurs
qui annonce un train
à destination de La Rochelle
ou quelque chose comme ça
mais lui il s’en moque
de toutes ces villes
il ferme les yeux et il imagine
la route que tracent les mots
sur l’arrondi des lèvres
de la fille
alors je capture les
mots avant que la page ne se tourne, avant que les karchers ne gomment
la poésie pour rendre aux murs leur silence un peu morne...
La folie enfle
je la sens qui pointe
comme une graine qui n’en finirait pas
de germer sous ma peau
et la colère avec
qui monte
jusqu’à la gorge
nouée c’est ma vie bordel ! j’essaie encore de me faire croire
que je contrôle un peu
que je parviens à avoir l’air
de quelqu’un de bien
quelqu’un en qui on peut avoir confiance
mais tous ces mots sont soudain
si vides de sens
alors jaillissent les cris
les paroles qui ne sont pas les miennes
les paroles qui appartiennent
à la bête à l’intérieur de moi
et toi tu restes là
à tortiller tes doigts
à me regarder avec
tes yeux tellement grands
sur ton petit visage
le rouge à tes joues
les bleus à ton cœur
ton incompréhension
ma rage inexplicable
notre attente de l’instant où
la beauté du silence
saura apaiser les racines des douleurs
Une erreur s’est produite lors de la mise à jour de votre quotidien.
L’intégrité de votre sommeil risque d’être perturbée et votre activité
diurne fortement ralentie. Veuillez réinitialiser votre mode de pensée.
Tous les souvenirs néfastes devront être supprimés.
On faisait des pique-niques au bord du lac, les dimanches. Avec pépé et
mémé, les oncles et les tantes. Et tout le monde avait l’air de
tellement s’amuser. Il y avait du poulet et des chips et de la bière. Il
y avait un poste radio qui grésillait. Ça parlait, ça chantait, ça
riait. On installait des couvertures sur l’herbe. Et moi, je savais pas
trop quoi faire au milieu de tout ce bonheur. J’avais l’impression que
les choses glissaient sur moi, que j'existais pas.
Et des fois on me disait « Reste pas là avec ton air triste ! Viens te
baigner ! ». Mais j’étais jamais sûre qu’on s’adressait à moi. Je me
retournais et y avait le chien derrière qui remuait la queue. Qui
courait après tonton. Qui sautait dans la flotte. Et tout ça en réalité,
c’est peut-être bien des souvenirs inventés qui se déroulent dans ma
tête comme des vieux films en 3X8. Faut dire que j’ai souvent du mal à
démêler le vrai du faux. Surtout les dimanches.
Les lumières
artificielles
les sourires aussi
et ces discussions
toujours un peu
les mêmes
d’ailleurs
on pourrait presque
les rejouer par cœur
année après année
ces jours de fêtes
avec leur saveur
de scènes de sitcom
auxquelles on ajoute
des rires enregistrés
pour leur donner
un faux air de
bonheur
La serveuse. Les gestes de la serveuse. Nets, précis. Le regard de
la serveuse. Un peu flou. Perdu dans le paysage en dedans d’elle.
Le gars au comptoir qui observe la serveuse à travers le brouillard
blanc de son café noir. Il la caresse des yeux. Ses cheveux, sa bouche,
son cou. Le chemin qui plonge entre ses seins. Elle n’est pas vraiment
belle, mais il la trouve attirante. Il pense à sa mère. Pourquoi faut-il
toujours qu’il pense à sa mère quand une femme lui plait ?
Il sent les tremblements. Ça commence toujours par les mains. Et puis
les épaules. Les dents qui claquent. Impossible de boire son café, de
sortir sa monnaie, de se lever, de partir. Alors il reste là, à attendre
que la tempête s’apaise à l’intérieur de son corps. Il observe la
serveuse.
Et elle, elle voudrait bien que le gars s’en aille. Elle se demande ce
qu’il a à la regarder comme ça, si c’est un détraqué ou bien quoi ? Elle
pense à son père. Pourquoi faut-il toujours qu’elle pense à son père
quand un type lui fait peur ? Elle n’a pas vraiment peur d’ailleurs.
Elle attend que le jour se lève dans la rue. Que la ville se réveille
enfin. Que le gars s’en aille. Ou bien qu’il lui dise quelque chose. Il
faudra bien qu'il finisse par lui dire quelque chose...
C’est un homme cinéma
il pleure et tu y crois
tu dis d’accord
tu pardonnes
mais il finit toujours
par reprendre
la scène
au moment crucial
juste quand tu redoutes
que le héros
ne devienne finalement
l’assassin
et tu te remets à espérer
un générique de fin
des lumières qui se rallument
et une réalité autour
un peu ordinaire
avec ses bras tellement
rassurants
Il avait pourtant la gueule d’un jour normal ce jour-là quand il
s’est pointé avec la sonnerie du réveil. La bouche pâteuse. Les yeux
collés. Les volets qui grincent. Et le chien des voisins toujours à
japper.
Derrière la fenêtre, le ciel gris-blanc m’observait. Un ciel d’hiver pas
vraiment laid. Pas vraiment séduisant non plus. Un ciel qu’aurait voulu
qu’on l’aime malgré ses mains froides et sa mine blafarde. Mais j’avais
mal dormi. Et j’étais d’humeur à n’aimer rien ni personne ce matin-là.
Il avait pourtant la gueule d’un jour normal, sauf qu’il n’y avait plus
de café dans le placard. Bordel ! J’ai glissé mon corps encore plein de
sommeil dans des fringues froides et froissées et je suis sorti. Le ciel
d’hiver m’a soufflé un baiser de brume. J’ai gardé mon air distant,
direction l’épicerie. C’est en tournant à l’angle au bout de la rue que
j’ai trébuché sur cette fille.
Elle était étendue là, sur l’asphalte, avec l’air un peu étrange. L’air
un peu morte. Sauf quand elle a ouvert les yeux. Elle m’a regardé et
puis elle a souri. Je savais pas trop quoi faire alors j’ai sorti un
sourire aussi. Un de ces sourires qu’on tend à la boulangère avec la
petite monnaie, sans y penser.
Comme je m’apprêtais à la contourner pour aller chercher du café, la
fille a attrapé ma main. Emmène-moi ! elle a dit. Et moi j’étais pas
vraiment du genre aventurier. Tout ce que je voulais c’était un café et
une foutue journée normale. Point. La bouche rouge de la fille et son
regard de gamine enjôleuse n’y changeraient rien. Je suis parti. Je l’ai
laissée là.
Pour revenir de l’épicerie, j’ai pris un autre chemin. Je n’ai trébuché
sur rien ni personne. Je suis rentré chez moi et j’ai mis le café à
couler. Il avait un drôle de goût. Vaguement amer. La radio bourdonnait
en sourdine. Par la fenêtre, le ciel laissait couler les heures. Il
avait retrouvé sa couleur de jour ordinaire. Un jour normal.
Parfait ! je me suis dit. Mais j’en pensais pas un mot. Je pensais à la
fille. Son regard. Sa bouche. Emmène-moi ! Sa main accrochée à la
mienne. Sa main que j’avais lâchée, au coin de la rue. Sa main tatouant
sa chaleur sur ma peau. J’ai écarté les doigts. Sur ma paume moite
était écrit : tu n’as pas saisi ta chance...
Levure Littéraire
Une double participation au n°2 de la revue Levure
Littéraire, dans les rubriques
Poésies & Proses/Rythme/Style et
Arts Plastiques & Performances
(avec des photos légendées par Rodica Draghincescu !)
Il y a une maison
plus très jeune
plus très droite
perchée sur le flanc
de la colline
elle penche
parfois
on dirait même
qu’elle glisse
et on ne sait plus trop
si c’est elle
qui descend
doucement
ou le reste de la ville
autour
qui se dresse
et s’enfle de béton
jusqu’à bientôt
la dévorer
"Once something has happened [...] noone can ever re-create
the event truthfully, accurately, as it actualy happened. It becomes a
fabrication of a truth. It becomes fiction."
[in
And This Is True d’Emily
Mackie]
C'est comme ça, elle dit. On ne peut pas tous laisser une trace. J'avais
de drôles de rêves autrefois. Mes ongles qui voulaient graver dans les
os du temps. Maintenant je m'applique juste à effacer l'empreinte de mes
pas. A redevenir aussi éphémère qu'une feuille à l'automne.
Les traditions, il me dit, c’est important les traditions ! Je hoche la
tête en regardant au loin. Le plus loin possible. J’aimerais être là où
mes yeux se posent. Ailleurs. Ne plus entendre ce qui sort de la bouche
de ce type. Ses mots pleins de poussières. Traditions. Ses mots qui
traînent derrière eux une odeur de vieux draps jaunis.
C’est important, il répète… Et je regarde les choses qui tombent.
Peut-être bien des flocons. Peut-être bien le trop plein d’espoir que
j’avais posé sur les épaules de cette histoire. Va savoir !
Go confidently in the direction of your dreams. Live the
life you have imagined.
Henry David Thoreau
[Marseille Juillet 2002, Photo Marlene T.]
Haunted House
C’est comme si t’avais fondu, tu disais. Comme si t’avais disparu avec
la poussière entre les lames du parquets. Comme si la maison t’avait
bouffé. Comme si le fantôme de papa nichait dans les recoins, prêt à te
cogner dessus, quand tu sortais de la chambre, quand tu mettais de l’eau
à chauffer dans la bouilloire, quand t’allais pisser un coup.
C’est comme si tu vivais dans le ventre d’un monstre, tu disais. Et même
quand tu sortais acheter du pain, il y avait sur tes fringues l’haleine
épaisse de la vieille baraque. Impossible de t’en défaire. Impossible de
t’échapper. Tu y retournais, docile, comme un chien dans sa niche. Et
t’entendais le père ricaner dans les murs. T’es qu’un bon à rien, il
gueulait et son regard mauvais se dessinait par dessus les fleurs de la
tapisserie. [Pour FPDV sur le thème "Maison"]
Y a un hélico qui bourdonne comme un insecte géant. Sûrement qu’il
vient de décoller du toit de l’hosto, juste à côté. Le bruit des hélices
qui découpe le dimanche en tranches. Souvent on s’installe au parc le
dimanche Georges et moi. Pour regarder les gens, les fleurs, les chiens.
Le ciel qu’accouche d’un beau printemps. Les mômes qui poussent comme
des champignons. Et là-haut l’hélico s’éloigne en faisant un boucan du
diable.
Je pense au type dedans. Le pilote. Accroché au manche, à zieuter les
aiguilles sur les cadrans et la ligne d’horizon. Avec ses sunglasses.
Son air sérieux, professionnel, alors que, tu vois, c’est plutôt un de
ces dimanches à faire griller des saucisses au bord de la rivière.
Pauvre gars… Je me demande ce qu’il transporte. Peut-être bien des
organes dans une glacière. Ou peut-être bien quelqu’un sur le point de
crever. Quelqu’un que des médecins vont tenter de rafistoler pour pas
que la vie lui fuit par tous les trous.
C’est drôle la vie. La mort un peu moins. Je veux dire, ça surprend
personne la mort. Tout le monde aura droit à sa part. Mais pas la vie,
tu vois !? Quand je pense au type en train de crever, à ceux qui
l’aiment, en train de chialer, au pilote, aux médecins avec tout cet
espoir qu’on leur pose sur les épaules, je me dis putain, c’est
vraiment pas simple parfois. Et pour le coup, je suis bien content
qu’elle soit ce qu’elle est, ma vie. Pleine de rien. Avec personne pour
s’en soucier.
Le jour où il m’arrivera de crever, je veux pas qu’il y en ait un seul
pour pleurer. Georges y me dit qu’il chialera, lui. Mais ça compte pas.
Je suis sure qu’il crèvera avant moi. J’ai pas envie de rendre des gens
malheureux. Je préfère rester invisible. Je veux dire, les gens peuvent
me voir dans la rue. Mais je ne compte pas. Je fais juste partie du
décor. C’est un peu comme si j’existais pas vraiment. Elle est là la
vraie liberté, tu vois !? Bon, je dis pas que de temps en temps j’aurais
pas envie de faire griller des saucisses au bord de la rivière…
Mais c’est dimanche. On est au parc. Pas un nuage à l’horizon. Et
personne pour me demander de piloter un putain d’hélico !
[Extrait de Alter Populo,
voir d'autres extraits ICI]
Des virus de l'hiver c'est Microbe que je préfère !
Le 63ème numéro du Microbe est à l’impression
Au sommaire :
Collages de Cathy Garcia
Nicolas Brulebois
Jean-Marc Couvé
Anna de Sandre
Éric Dejaeger
Patrick Frégonara
Antoine Geniaut
Isabelle Jarlin
Roger Lahu
Pierre Mainguet
Carmelo Marchetta
Murièle Modély
Jany Pineau
Thierry Roquet
Salvatore Sanfilippo
Guillaume Siaudeau
Marlene Tissot
Les abonnés le recevront début janvier. Les abonnés « + » recevront
également EASY WRITER, mi(ni)crobe 27 signé Roger Lahu. Les autres ne
recevront rien. Pour tous renseignements, contactez Eric Dejaeger.
En cas d'urgence
Ce matin je n'ai pas supporté la manière dont mon reflet me dévisageait.
On pourrait bien te haïr
ce serait si facile
de te haïr quand tu es
assise là
tellement parfaite
sur ton sofa crème avec
tes étagères sans aucune
trace de poussière
un cake aux pommes
encore tiède
un pot de café
des tasses
en porcelaine diaphane
et tes sourires
tes sourires bordel
lisses comme
dans les magazines
tes jolis vêtements
tes ongles peints
les gros yeux que tu fais
en entendant des gros mots
dans la bouche de
tes enfants
ta bonne humeur
inaltérable
dont on devine la source
quelque part
au creux de ta poitrine
magnifique
mais il y a cette ombre
planquée sous tes paupières
planquée sous le maquillage
planquée sous la surface
de ta petite vie
tellement parfaite
je pourrais te haïr
ce serait si facile
sans cette ombre
minuscule