Marlène TISSOT est venue au monde inopinément. A
cherché un bon bout de temps avant de découvrir qu'il n'y avait pas de mode d'emploi.
Sait dorénavant que c'est normal si elle n'y comprend rien à rien. Raconte des histoires depuis qu'elle a dix-ans-et-demi et
capture des images depuis qu'elle a eu de quoi s'acheter un appareil. Ne croit en rien, surtout pas en elle, mais
sait mettre un pied devant l'autre et se brosser les dents. Ecrira un jour l'odyssée du joueur de loto sur
fond de crise monétaire (en trois mille vers) mais préfère pour l'instant se consacrer à des
sujets un peu moins osés.
PS
: J'ai aussi un petit oiseau bleu, pas du genre qui palpite dans la cage
thoracique, mais du genre que je nourris assez peu, du genre qui fait un peu
ce qu'il veut, il n'est pas dans une cage et les fils à la patte, c'est pas mon truc... N'empêche, j'ai un
petit oiseau bleu.
Hier fut une journée vin. Peut-être pour
colorer un peu le blanc du ciel? Vin d'après-midi pendant
l'interview avec Fred, vin chaud d'après marché de noël au
Jaja Divin, vin du soir douillet avec Anne-Sophie et Céline,
puis café. Plusieurs cafés alors que le soir a déjà basculé dans
le début de demain. Cafés encore à m'en blanchir la nuit et
c'est aussi bien ainsi. Ne pas gaspiller les heures qu'il me
reste avant le départ. Bientôt 5 heures, les lampadaires dans la
rue silencieuse, le château impassible et ce sprint de mots qui
me cavale les doigts sur le clavier pour tenter d'atteindre la
fin du roman. Regarder le jour se lever. Continuer. Et la ligne
d'arrivée qui semble reculer, et mes yeux qui brûlent. Peut-être
n'est-il pas possible de terminer un roman un jour de ciel
timide en guettant l'heure du train? Bientôt une petite sieste,
voiture 6 place 22, direction home sweet home où
j'offrirai, je l’espère, un point final à mon manuscrit dans le
dernier virage de l'année.
[Fin de
la deuxième période de résidence - retour du journal aléatoire dès le 23
janvier]
Départ pour l’atelier d’écriture à Château
Gontier. Quitter le cocon douillet de l’appartement et tomber
dans les bras du brouillard. Il est partout, ce matin. Troupeau
de fantômes dansants au-dessus de la Mayenne. Ils s’enroulent
autour des ponts, s’engouffrent dans les rues. Une pagaille
douce et blanche, tandis que sur le pare-brise de la voiture,
une affichette m'attend. Dans ce nuage gigantesque
au parfum d’hiver, le petit papier aux couleurs acidulées me
propose une Tropical Party ce soir. Photo d’une plage, ananas et tongues
sur fond de sable blond et mer turquoise. Tentation aux couleurs
criardes dans le coton pâle du matin. Finalement, le mystère vaporeux du brouillard
s’accorde mieux aux vêtements de mes humeurs. Les tropiques
attendront. Je suis bien dans l’instant, dans l’ici. Le plus
tard et le plus loin patienteront, s'ils le veulent bien. Rien
ne presse.
C’est un de ces soirs en forme d’hésitation.
Pas à cause de la couleur du ciel ni des lumières en jets
colorés sur la Mayenne. Juste une rivière en moi qui coule trop
vite, trop fort, trop de bruit. Et tout se transforme en
question. Manger, ou pas ? Dormir, ou pas ? Sortir, ou pas ?
Ecrire, ou pas ? Et, pendant ce temps, l’eau coule, je n’entends
pas les réponses. Je pousse le volume de la musique pour
étouffer le vacarme. Elliott Smith. All cleaned out. On fait
comment pour nettoyer, se débarrasser du bruit des pensées
parasites ? Je redessine l’étincelle dans les yeux des personnes
que j’ai fait sourire cet après-midi, me rappelle ces petites
confessions livrées à demi-mot en fin d’atelier, les mercis, les
à bientôt qu’on sait vains tout en les espérant. Le paradoxe de
s’enfermer pour écrire quand on aime tellement l’humain. Alors,
ce soir, sortir. Plus tard, écrire. Il sera toujours temps
d’écrire, après avoir mordu dans le gras de la vie pour s’en
nourrir.
Lycée, élèves, poésie. Des mots en vrac. Des
émotions en pagaille. Feindre une certaine assurance (pour
tromper qui ? et pourquoi ?) Ecouter, parler, honnêteté. Des
mots, toujours une histoire de mots. Et finalement, je me dis,
peut-être que le vrai finit toujours par piétiner le semblant.
On tremble, et après ? Ça veut juste dire qu’on est vivant.
Faillible. Qu’on vibre aussi. Comme un arbre dans le vent. Il a
soufflé doux-fort-beau, ce matin. Loin et longtemps, j’espère.
Mais j’ai confiance en la poésie (beaucoup plus qu’en moi).
Maman venue de Bretagne pour me rendre visite
ici, découvrir ce que je fais de mon temps durant la résidence,
découvrir ce qu'est une résidence d'écriture. Nous vadrouillons
dans la ville et je me rends compte à travers ses yeux que je me
sens un peu chez moi ici. Un autre chez moi. Un autre univers.
Et aucun n'empiète sur l'autre, les choses s'emboitent, se
complètent. Je me rends compte à travers ses yeux à quel point
je suis bien ici. Accueillie, entourée, mais pas étouffée. La
juste dose de sérénité dont j'avais besoin. Non, je n'enjolive
pas. Il y a forcément de l'imparfait, du bancale. La chaise où
je passe des heures à écrire a le dossier cassé, je ne peux pas
m'y appuyer. Il me manque quelques objets ordinaires, un endroit
où suspendre ma serviette après la douche, un plat qui supporte
le passage au four, un lit fonctionnel pour accueillir des
visiteurs, éventuellement une bouilloire, un micro-ondes. Il ne
me manque rien, en réalité. On découvre comment se passer de ce qu'on
considérait comme nécessaire. On s'adapte. On apprend forcément,
lorsqu'on change de lieu, d'habitat, de circonstances. On
apprend sur soi. On grandit. Je me rappelle une institutrice qui
me rapportait les paroles de ma fille après qu'elle avait
demandé aux élèves "C'est quoi, vivre?". "Evoluer", avait
répondu ma fille. Oui, elle avait sans doute deviné
intuitivement que lorsqu'on se fige, on ne vit plus vraiment.
« A quoi ça sert de faire les yeux doux à
l’avenir comme un imbécile ? Sûr que si le présent, qu’est là, à
tes côtés, tu lui accordes pas la moindre attention, tu passes
ton temps à lui reprocher ceci et cela, il va finir par ne plus
trop avoir envie d’être ton ami. Sûr que si tu balances tout ton
amour, tous tes espoirs, dans un truc qui n’existe pas et
n’existera peut-être jamais, t’as pas fini d’être malheureux. »
« Tu me fais chier avec ton moment présent à savourer. Parfois,
il a un sale goût, le moment présent. Parfois, il est insipide.
Et puis, merde, on a bien le droit de rêver ! »
J’écoute des gens qui n’existent pas parler à l’intérieur de
moi. Je ne prends pas part. De toute manière, ils ne m’écoutent
pas. Je me demande si c’est ce roman que j’écris qui les fait
parler de plus en plus souvent, ou si c’est parce que leur
présence devenait encombrante que j’ai décidé d’écrire ce roman.
La question de l’œuf et la poule. Qui était là le premier ? Qui
a commencé ? Les réponses n’ont pas d’importance. L’avenir le
dira peut-être. En attendant, il y a un présent à ne pas
froisser.
Cet après-midi, le nez à la fenêtre, j'ai assisté au passage
d'un cheval en habit médiéval (peut-être annonçait-il l'arrivée
d'un prince ?). J'ai assisté à une course de trottinette entre
un papa punk et son petit vainqueur par forfait (Le papa,
n'ayant pas su négocier le virage au bas de la pente, s'est
retrouvé à manger l'asphalte en riant). J'ai assisté à une
dispute entre une vieille dame et son caniche, argumentant
chacun à leur tour ("Non, je ne suis pas d'accord, tu ne m'auras
pas aussi facilement", a dit la vieille dame. Mais je n'ai pas
compris ce qu'a répliqué l'animal). J'ai assisté à une demande
en mariage (en tout cas, ça y ressemblait, il y avait une bague
dans une petite boite et un genou posé au sol juste au pied du
château. Je me suis demandé si le jeune homme n'était pas le
prince annoncé un peu plus tôt par le cheval. Un prince en
blouson noir et boucle d'oreille, ça aurait eu de l'allure).
Plus tard, par une autre fenêtre, au-dessus des toits, j'ai vu
les lumières de camions de pompiers ou police (j'avoue ne pas
m'y connaître en gyrophares) et leurs lumières clignotantes se
confondaient avec celles en ruban du pont Aristide Briand sur la
Mayenne, leur faisant perdre toute forme de gravité, accéder à
une certaine sérénité étrangement macabre. J'ai vu aussi un
homme chargé d'un énorme sac de plumes blanches, des plumes
d'ailes d'ange peut-être, et je me suis demandé s'il revenait du
Marché des Lumières, Place de la Trémoille, à essayer de vendre
à prix raisonnable une forme factice de rédemption. Je me suis
demandé si j'aurais eu l'envie ou les moyens de lui acheter quoi
que ce soit, demandé si on avait tous conscience d'être
forcément moins bon qu'on ne le prétendait.
Finalement, ce n'est pas si difficile de
faire rire les gens, même quand on pleure en secret sur l'envers
des yeux. J'ai pensé à ces comédiens qui habitent parfois la
peau du personnage qu'ils jouent. Devoir jouer un rôle par
obligation professionnelle. Rencontrer des gens, des vrais,
doux, forts, fragiles, passionnants jusque dans leur discrétion.
Les écouter et finir, grâce à ce petit monde magnifique, par ne
plus entendre ce qui se passe en moi. Ne pas laisser la paix
s'échapper dans le silence. Reprendre l'écriture à peine
rentrée. D'autres voix pour empêcher le chaos de reprendre le
pouvoir en moi.
Est-ce qu'on peut être plusieurs personnes à l'intérieur
d'une même peau ?
Vivre des vies parallèles, même si virtuelles ?
Est-ce que c'est un peu ça, écrire ?
J'avoue que dans le foutoir de ma vie réelle, être plusieurs
dans ma tête est parfois d'un grand secours...
Le soleil, encore, toute la journée. Le froid
de l’air et la chaleur humaine, plus douce que celle des
radiateurs électriques. Deux journalistes aujourd’hui, et j’en
sais sans doute plus d’elles qu’elles n’en savent de moi. Je me
dis que ça fait aussi partie de ma panoplie d’auteur. Que ça
fait partie de ma panoplie d’humain, surtout. J’aime écouter.
Les gens parlent lorsqu’ils se sentent en confiance, et je sais
les mettre en confiance. J’ai toujours préféré écouter.
Peut-être aussi que je ne sais jamais trop quoi dire.
Il n’est pas très tard mais la nuit est déjà bien installée.
L’envie d’une balade dans le Laval by night. Les illuminations
ont ce genre de beauté gracieuse qui apaise. La musique dans les
rues me donne l’impression d’être dans un film. Je marche en
rythme et redescends tranquillement les pentes vers
l’appartement où je vais reprendre l’écriture du roman qui
touche à sa fin, enfin.
Hier soir, coup de téléphone d'un professeur
de lettres passionné/passionnant pour préparer l'intervention
que je vais faire dans sa classe. Demain, deux rendez-vous avec
des journalistes, à 11 heures puis à 15 heures. Broder des
réponses, jouer à l'auteur, me sentir engoncée dans cet
habit-là, mais cela fait partie de la résidence. Et les échanges
sont parfois si riches, étonnants, nourrissants, que j'aurais
tort de persisiter à faire l'ermite.
Retrouver les grincements taquins du parquet,
sourire au bleu intense du ciel, mettre un peu d'eau à chauffer
dans la casserole pour le thé, réinvestir l'espace en douceur,
poser les livres, les bouteilles de vin à partager, passer voir
les filles de Lecture en Tête, affronter dignement le vent au pied du
château qui ne frissonne pas, allumer les petites lampes, la
bougie parfumée, augmenter un peu le chauffage, passer un
croque-monsieur au four, brancher l'ordinateur, sortir les
cahiers, les papiers, les notes en vrac, m'y remettre.
La Piscine revient
avec un deuxième numéro et c'est pas la saison ni les températures qui
vont nous empêcher d'y plonger ! Le sommaire est énorme et les surprises
vont être belles, crois-moi. Pour en savoir plus et précommander le
numéro, c'est par
ici. Aller viens, on se jette à l'eau !
A ne pas manquer, ce
recueil collectif à paraitre bientôt chez
ONiva éditions, des histoires mordantes, des pages à rebrousse
poil et les superbes illustrations de Dorothée Richard. Fais pas
l'animal, fonce !
Toutes les infos ci-dessous :
Tu attends là,
presque docile, installée dans ta peau comme dans une petite salle
d’attente. Tu t’impatientes un peu, parfois. Tu regardes ta montre, tu
regardes les jours qui coulent comme des grains dans un sablier. Tu
attends là. Comme si quelqu’un allait venir te chercher, te prendre par
la main, t’appeler par ton prénom, te prévenir que c’est ton tour. Comme
si quelqu’un allait t’annoncer avec un sourire professionnel que ton
cœur et tes dents sont en parfait état, que c’est bon, tu peux vivre
maintenant ! Mais il n’y a ni rendez-vous à prendre ni permission à
demander lorsqu’il s’agit de vivre. Ouvre les portes, les fenêtres, les
bras, les yeux. Respire l’horizon, embrasse l’aube, bois le ciel et
colorie la mer. Navigue, va aussi loin que possible, même immobile.
Escalade tes rêves et écoute le vent. Il reste tellement à faire avant
qu’un jour décide, sur un coup de tête, de devenir ton dernier.
Vendredi 28 octobre 2016
Nuage
Un cloud réalisé ICI avec
l'ensemble de mes textes de la série "Un jour, j'ai pas dormi de la
nuit"
RQ: En dehors de l'esthétisme de l'objet, la visualisation
graphique de la fréquence d'usage des mots peut s'avérer utile en phase
de relecture. La chronique d'un de mes recueils paru l'an dernier avait
pointé du doigt le fait que le mot "rêve" revenait souvent. Sans cette
chronique, je n'en aurais pas pris conscience. C'était sans doute un
choix inconscient, c'était peut-être également une maladresse, ou une
répétition que j'aurais tempérée si je l'avais remarquée plus tôt...
C'est
pas pour toi que j'écris
Ce toi planqué en moi depuis tout ce temps
Un toi chair dans ma chair
Ce n'est ni pour toi ni contre toi
Peut-être un peu contre toi, c'est vrai
Tu sais qu'il m'arrive de t'en vouloir
D'avoir tenté de me protéger
En forçant le silence dans ma mémoire
Mais il m'arrive aussi de te sentir trembler
Sous le poids des souvenirs
Et d'avoir envie de t'aider à mon tour
[Extrait de "Amnésies", recueil en cours]
Retour au point
Final
De départ
Je ne comprends pas
Vraiment pourquoi
On parle de
Nouveau départ
Alors que
Chaque départ
Est nouveau
Du premier
Au dernier
La vie est
Un peu comme
Un long texte
En prose avec
Des points et
Des majuscules et
J’ai parfois
La sensation
Etrange
D’habiter
L’espace étroit
Entre les deux
Dernier jour de la première période de résidence à Laval. Le
temps a pris son temps, mais il a vite passé, pourtant. Chargé
et paisible à la fois. Je suis arrivée sous un grand ciel bleu
et repartirai sous la pluie. Après le thé du premier jour, le
café du départ. Bientôt l'heure du train de retour et j'ai
presque déjà hâte de revenir. [La suite à partir du 28 novembre]
Peut-être qu’il faudrait parler et écrire,
non pas avec juste des mots, mais avec le jus de notre propre
viande, avec le suc de nos os brisés, parfois mal recollés.
Parler et écrire avec l’arrondi des sourires. Utiliser tout
notre pouvoir pour aider le mot à dépasser sa propre frontière.
Peut-être qu’il faudrait écouter et lire encore plus fort que
ça. Au-delà du mot.
De retour d’un
atelier d’écriture, je vais acheter deux-trois bricoles à l’Intermarché
du centre. Devant moi, un type et ses trois bouteilles de vin. Cinq
euros trente-cinq, lui dit la caissière. Il glisse sa carte dans le
lecteur et ça ne marche pas. Ses mains tremblent. J’ai dû faire une
erreur, il dit, puis il recommence. Ça ne marche pas. La caissière
prends un air agacé et le type tremble de plus en plus, dit qu’il va
payer en liquide, panique, n’a qu’un billet de cinq euros, fouille dans
ses poches. Les gens s’impatientent et soupirent. Je lui tends trente-cinq
centimes en me demandant qui je soulage et si
vraiment je fais le bon geste. Est-ce une bonne chose de faciliter
l’alcoolisme évident de cet homme ? De tenter d’apaiser l’agacement de
la caissière et l'impatience des clients ? Je ne sais pas. Mais dans l’urgence de la
non réflexion, ça m’a simplement semblé le geste le plus humain.
En regardant une vidéo datant de mon premier passage par Laval en 2013,
je réalise qu’il y a trois ans, j’avais déjà entamé l'écriture de ce
deuxième roman. « Les voix ». J’avais déjà une idée de ce qu’il
deviendrait, mais pas une idée complète. D’ailleurs, puisqu’il n’est pas
terminé, je sais qu’il peut encore me réserver des surprises. Je sais
aussi qu’il peut ne jamais exister, je veux dire, jamais exister
ailleurs que dans mes cahiers. Tout dépendra d’un éventuel éditeur.
Ecrire est une chose. Défendre son travail, chercher à le « vendre »
comme une paire de chaussure ou un sachet de coquillettes en est une
autre. Je n’ai jamais été très douée dans ce domaine. Et, finalement, ce
n’est pas ce détail qui freine mes gestes. J’écris. Quoi qu’il arrive.
Envers et contre toute forme de bon sens, peut-être.
Dans un moment de
lucidité féroce, un de ces instants que je n’aime pas – Trop froids.
Blancs et rigides, comme l’intérieur d’un hôpital – je me dis que je
n’ai pas une vie, mais au moins trois en moi. Ma vie privée que peu de
gens connaissent vraiment, et surtout pas ses travers. Ma vie d’auteur,
il faut bien y faire face durant une résidence d’écriture. Et ma vie
virtuelle, celle dans laquelle je ne suis que le porteur des paroles des
personnages qui m’habitent. S’ajoutent à ça les rêves, les espoirs, les
peurs et les vieux démons. Qui se nourrit de quoi ? Je n’ai pas de
réponse. Chaque jour est le premier jour du reste de ta vie, ils
disent. J'ignore quand tout ça s’arrêtera, mais je ne suis pas pressée.
La cloche sonne. Un
coup chaque quart d’heure. Quatre coups à heure pile. Quatre coup d’on
ne sait quelle heure au juste, si ce n’est en observant baisser le
soleil. Une manière de mesurer le débit du temps. Ce dernier quart
d’heure, j’ai écrit à peine plus de deux phrases. Une chance – ou pas –
me dis-je, que les auteurs ne soient pas payés au temps de travail.
Parfois même pas payés du tout. Il faut foutrement aimer ça, je veux
dire jusqu'au plus profond de sa chair, pour passer autant de temps à
inventer des histoires qui ne mèneront peut-être nulle part, pas même
jusqu’aux pages d’un livre. Un peu comme une petite manière de devenir
parent, mettre des enfants au monde, rêver pour eux d'une vie douce sans
la moindre assurance qu'on saura les y mener.
J’ai la gestation littéraire plus longue que la gestation maternelle, et
dans un cas comme dans l’autre, je me sens paumée, impuissante. Je doute
souvent. Très souvent. Mais je persiste à tenter de donner le meilleur
de ce qui m’habite. Beaucoup d’amour et d’honnêteté. Sans être jamais
certaine de rien. On ne fait tous qu'improviser, quelle que soit
l'énergie qui nous pousse.
Treize heure trente.
Je me sers un deuxième café. Besoin d’une pose dans l’écriture. J’ouvre
la fenêtre de la cuisine. Courant d’air frais. Une adolescente passe,
des papiers à la main et un sac sur le dos. Elle récite, révise à voix
haute, se colle deux gifles et reprend sa lecture en haussant un peu le
ton. L’envie de descendre dans la rue et la prendre dans mes bras. La
rassurer, tout va bien se passer. Et ce serait peut-être un mensonge.
Parfois les choses se passent mal. Mais elles se passent. Elles passent.
Pour rien au monde je ne voudrais retourner à l’âge de cette jeune
fille. Heureusement, les choses sont bien faites, on avance, on ne fait
qu’avancer. Le passé, on n’y remet les pieds que virtuellement, et c’est
déjà bien assez.
J’arrose l’orchidée qu’on m’a offerte samedi à la bibliothèque de
Fougerolles du Plessis. Je l’ai déplacée. Plus près de la fenêtre. Elle
aussi, elle aime regarder ce qu’il se passe dans la rue. Quasiment pas
mis le nez dehors aujourd’hui. Juste le temps de respirer un peu l’air
frais, observer les jets d’eau sur la Mayenne et prendre quelques murs
de la ville en photo. Je crois que le dehors entre suffisamment en moi
pour que je ne ressente pas le besoin d’aller à sa recherche. Le dehors
vrai, mais aussi le dehors fictif qui m’habite, me submerge parfois. Je
reste à l’écoute de l’un comme de l’autre. Nous avançons ensemble, et
peu importe où cela mènera.
A peine une semaine
et j’ai déjà mes habitudes ici. Mes repères.
Punaisé au-dessus de la table de "travail", un portrait signé SOFI. Pas
tout à fait un portrait. Juste la partie supérieure d’un visage. Un
regard. Probablement celui de Makenzy. En tout cas, ça lui ressemble. Le
dessin était posé sur le manteau de la cheminée, quand je suis
arrivée. Maintenant, il veille sur moi. Sophie, Makenzy. Des présences, un
regard. Juste ce qu’il faut pour tempérer, par instant, la solitude dont
j’ai besoin.
Le samedi s’éteint
doucement. Des petites lumières dans l’appartement, pas de plafonnier,
je n’aime pas. Trop blafard, trop cru. Tout à l’heure, une jeune femme
aux cheveux verts est passée dans la rue avec sa guitare. Elle jouait et
chantait en marchant tranquillement. J’ai ouvert la fenêtre pour
l’écouter. Pas longtemps. L’air est frais, ici. Hier soir, très tard, un
type ivre s’est arrêté pour pisser au pied du château, puis il est
reparti en tanguant dangereusement. Je regarde souvent par la fenêtre.
Pas l’habitude d’une vie en centre ville. C’est étrange, amusant,
inspirant. J’observe sans prendre part. Ça me suffit. La solitude n’est
pas une maladie honteuse – ou quelque chose dans le genre, disait
Thiéfaine. Pourtant, les gens trouvent ça triste, en général. Je ne me
sens pas seule. Juste ce qu’il faut de contact humain. Et puis Mary et
Franck me tiennent compagnie, me racontent leur histoire. Je les écoute,
les écris. Un jour, peut-être, ils vivront leur vie de papier.
Des barrières ont
été installées en fin de journée. Maintenant, je sais pourquoi. Ils
déboulent dans la pente depuis la place de la Tremoille, en gilet fluos,
une lampe accrochée au front, le martellement de leurs pas et les cris
de ceux qui les encouragent. Il fait nuit. Je les observe par la
fenêtre. Les coureurs en file indienne comme une longue guirlande
cavalant au travers de la ville. Des voix dans un micro, quelque part,
là-haut. Un brouhaha festif. J’ignore ce qui se trame, mais le spectacle
est étrangement beau. Un fumeur accoudé à la fenêtre d'en face me fait
signe. Je lui fais signe. Les choses sont douces et lumineuses. Je n’en
demande pas plus.
Les jours défilent
étrangement vite. Visite de Marianne Desroziers, une amie auteure,
aujourd'hui. Une salade improvisée, la mozzarella qui colle aux doigts,
le parquet de l'appartement qui grince, le ciel clément, les balades
dans les pentes du vieux Laval et des discussions légères et profondes.
L'ordinaire, ses douleurs et ses petites joies nous concernent tous, tu
sais. Marianne m'a accompagnée à la bibliothèque pour préparer mon
blabla de dimanche sur le thème "les livres et le rock". J'écoute Nick
Cave. Impossible de ne pas penser à son gamin mort, tombé des falaises
de Brighton. Je parlerai, ce week end, de son bouquin "La mort de Bunny
Monroe" qui se passe également à Brigthon. Douleur au ventre. Parfois,
je me demande ce qui nous pousse à inventer des histoires, à en écrire,
alors qu'elles sont ici, partout, dans le terreau fertile de la
réalité. Je vais retourner à mon roman, pourtant. Il y a des forces
invisibles contre lesquelles il est difficile de lutter.
Un grand ciel bleu
toute la journée. Je suis montée, pente raide depuis l'appartement,
jusqu'à la place de la Tremoille, au dessus du château. Je cherchais la
rue dans laquelle se trouve un bar clandestin où j'étais allée en avril
dernier avec toute la bande du festival. Makenzy m'avait raccompagnée au
milieu de la nuit jusqu'à l'hôtel, jalonnant le parcours de commentaires.
"Une épicerie ouverte presque toute la nuit, ça te sera utile pendant la
résidence ! Radio France Bleue où on te fera venir tôt, beaucoup trop
tôt le matin pour te poser des questions parfois un peu cons... Un bar
sympa, là, au bout de la rue. Tu te rappelleras?" Non, je ne me rappelle
pas tout, sauf que cette nuit là était particulièrement douce et qu'elle
semblait éternelle. Je n'ai pas retrouvé "Chez Valérie", le bar clando,
mais un chat tigré est venu me caresser les chevilles. On a bavardé un
moment en silence puis je suis rentrée, j'ai mis la musique un peu fort
et ai repris le travail sur "Les voix". Le roman prend forme, semble un
peu plus docile, me laisse le modeler, le sculpter. Il me hante aussi un
peu. Les nuits sont courtes, mais je me fais réveiller en douceur le
matin par les pigeons qui viennent cancaner sur le rebord de
ma lucarne.
C’est peut-être les deux étages sous mon
plancher nouveau, les pentes de la ville, descendre là, monter
ici. Oh, pas très vite, c’est le rythme qui me suit, pour une
fois, pas le contraire. C’est peut-être les quelques mouettes
égarées, même si la mer n’est pas tout près, ou le soleil qui entre
en biais dans la grande pièce en fin de journée, la Mayenne qui
coupe la cité en deux comme une artère paisiblement vitale.
C’est peut-être le silence fait de mille petits bruits inconnus,
la solitude douce, la musique à grand volume parfois
dans le vide du vaste appartement. C’est peut-être moi qui penche,
imperceptiblement, avec au creux du ventre la sensation que c’est du bon
côté.
Laval. Premier jour de résidence. Chercher
les repères. Noyer les doutes dans un verre de thé. Me dire
qu'étrangement, certains débuts coincident avec des fins. Me
faire une raison. Rester aussi calme que possible dans la gueule
de ma tempête personnelle. Fouiller les poches du temps pour y dénicher les
surprises qu'il me réserve forcément. Ne pas chercher à
accélérer le mouvement. Tout vient à point à qui sait apprendre
de ses douleurs. Rue du Val de Mayenne. A deux pas, un pont, et
l'eau qui coule toujours au-dessous. J'y crache mes aigreurs et
repars plus légère. Au deuxième étage de l'immeuble vide, une
lampe discète et un roman à finir d'écrire m'attendent.